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Trop de brouillard peut-être... Absences et manques entremêlés sur le ruban de ces heures qui
s'écoulent depuis l'aube lourde ... Je ne sais pourquoi, mais les mots se bousculent en désordre sur mon clavier, devenu rebelle. Alors je préfère vous confier les premières traces d'un de mes
manuscrits en "chantier". Construction pierre après pierre, mais le temps n'a que faire de mes impatiences textuelles. Le temps m'attends, comme je Vous attends, vous qui chasserez peut-être tous
les brouillards..."MATHIAS EN SON ROYAUME
(...)Un jeune homme blond est assis sur le parvis du Temple du Change. Posés près de lui, tout un fouillis d’objets de vie, jeu de cartes,
dés, gobelet, balles qu’un chien noir et blanc pousse d’un air inspiré avec l’une de ses pattes avant. Deux d’entre elles roulent doucement, glissant de marche en marche. Le jeune homme, en
totale vacuité, suit le mouvement des balles en l’accompagnant à la flute à bec. Il n’y a personne sur la place. Saint-Jean au petit matin s’appartient encore.
Il l’entendit rire avant même qu’elle ne devienne visible. Elle approchait de lui. Faire rire. Attendrir. Amuser. Puis les laisser
s’attacher, un peu, juste le temps nécessaire. Et fuir ! Ailleurs. Un ailleurs à conquérir, séduisant des promesses non encore prononcées.
Depuis près d’un an pourtant, Mathias s’était presque installé un royaume autour de la Place du Change. « Je dois vieillir ».
Pensait-il parfois, lorsque la violence de l’ennui le prenait, pas suffisante cependant pour la mettre en acte et chercher un nouveau domaine.
Tom, dans son rôle de chien fou parfaitement maîtrisé, bondit pour atterrir aux pieds de la rieuse. Mathias, ne tentant pas même d’imiter
un semblant d’autorité, le rejoignit. Laure, elle s’appelait Laure, cette jeune fille joyeuse et bienveillante. Répondant à l’invitation de Mathias, Elle accepte de le suivre un instant sur la
plus haute marche de son territoire.
- Voilà ! Je m’appelle Mathias et
lui, l’idiot qui s’est jeté sur toi, c’est Tom. Cette place est ma maison.
- Ta maison… Tu vis ici ? Avec ton
chien ? Dehors ? Tu n’as pas de famille ?
- Pas de famille, pas de toit. Je vis au
soleil, je dors bercé par la lune et, quand il pleut, je me réfugie sous le porche du temple. Je suis bien. Ni maître, ni patron pour me donner des ordres. Et puis, je ne suis pas quelqu’un qu’on
enferme, sinon je me sauve. Je fais des tours de cartes aux touristes, la manche aux terrasses le soir. C’est presque ma famille ici. Je ne meurs pas de faim et Tom et moi, on est libres !
Et toi ? Laure ?
Bavardage léger à l’image de l’esprit de Mathias. Ne rien suggérer. Ne rien vouloir. Être, simplement être. Origines et commencement.
Mathias est la genèse de sa propre histoire. Laure, toutes les Laure sont de fragiles bulles, traversant un instant l’espace de ses journées et de ses nuits. Hier. Demain. Concepts non encore de
mise, la mise, c’est ce rapport ludique avec le temps et l’espace qui pour Mathias sont le manque et la somme de tous les possibles. Il est sourire et grâce. Sans réflexion encore étayée, sans
véritable sens moral.
Chaque jour une autre Laure, bon public comme celle de la veille, traverse la place du Change, percute un instant l’espace de
Mathias, donne corps à ses facéties et matière à vivre jusqu’au jour d’après. Jour d’après sans plus d’ancrage que celui l’ayant précédé.
Pourtant ce jour-là, celui de cette Laure là, fut différent de tous les autres. Mathias avait passé une mauvaise nuit. Il était fatigué,
préoccupé même. Pour une fois, il avait laissé ouverte une porte de son esprit qu’il prenait pourtant soin de claquemurer dès qu’un semblant de blues le prenait à la gorge. Le regard de Laure
s’était posé sur lui avec une intensité qu’il avait ressentie comme dérangeante.
Il était sale, ses vêtements réclamaient un immédiat abandon et un changement radical. Jamais auparavant son apparence ne lui avait coûté.
Les jours d’abondance, Mathias se rendait dans la boutique indienne Rue saint Jean et en ressortait transformé, vêtu de neuf, mais depuis plusieurs semaines, les touristes s’étaient montrés peu
généreux. L’hiver arrivait et avec lui l’urgence de trouver un lieu ami où se réfugier avec Tom. Pourquoi était-il incapable de mettre en place sa coutumière stratégie de séduction ?
Pourquoi cette Laure aux yeux lumineux le mettait-elle si intensément à nu ? Ce n’était qu’une passante, éphémère par essence. Une figurante, au même titre que toutes les autres. Ainsi
devait-elle s’inscrire dans la traversée de l’histoire de Mathias. Mathias, personne n’avait jamais su le retenir. Il se tenait là, les yeux plongés dans la brume de ceux de Laure, profondément
bouleversé et ne pouvant appréhender cette émotion, inconnue de lui.
Elle l’obligeait à s’incarner dans une réalité dérangeante. Cette réalité-là, il ne la voulait pas sienne. Il voulut s’en échapper
par une des cartes de ce jeu dont il croyait être un maître, l’inconstance. Ne plus être exposé à ce regard troublant. Ne plus penser. Surtout ne plus penser.
Mathias dévale les marches en jonglant avec trois balles, Tom sur ses talons, laissant là Laure, surprise et, pour quelques instants
encore, amusée. Le café appuyé à la Maison Thomassin vient juste de mettre en place sa terrasse. Mathias traverse la place, monte sur une chaise et poursuit ses pitreries devant le serveur qui
lui sourit. Le chien bondit aux pieds de Laure puis rejoint Mathias, en un ballet ininterrompu, puis la jeune fille se décide à mettre fin à cette comédie.
Sans un regard, elle s’éloigne par la rue Lainerie. Tom la suit un instant puis rejoint son maître. Mathias s’arrête instantanément,
retrouve son équilibre, s’assoit sur la chaise, accepte le café offert par le serveur. Il est en larmes et semble n’en avoir aucune conscience, ne cherchant pas à dissimuler son visage ou même à
canaliser le flot qui s’échappe de ses yeux. Une femme âgée, assise à une table face à la sienne, l’interpelle avec douceur
- Pourquoi tant de tristesse
soudain ? Je vous observe depuis un moment déjà et…
- Vous n’avez rien de plus intéressant à
faire ?
Lance Mathias à cette inconnue interrompant le cycle de sa désespérance, en entrant brusquement dans son champ de vision. Il la regarde,
puisqu’elle s’impose à son regard. Elle est menue, son interférence, posée avec élégance sur la chaise en fer. Menue et gracieuse.
Vêtue d’un tailleur blanc, une de ses mains caressant la tête de Tom, l’autre posée sur un carnet étalé sur la table, elle lui
sourit. Sur son visage, parsemé de fines lignes de vie s’entrechoquant, le sourire fait monter une telle lumière que Mathias détourne un instant les yeux. Puis avance d’un pas, jusqu’à la
toucher.
Elle sourit toujours et lui fait signe de s’asseoir en face d’elle. Il n’esquive pas. Ne fais aucune tentative de fuite. Il
s’installe face à cette inconnue bonne et douce, se dissout dans les effluves de rose dégagées par chacun de ses mouvements, accepte de perdre le contrôle un instant."
S Oling (manuscrit protégé)