J'aurais pu être un bon peintre de l'École de Paris, mais je me sentais comme un escargot hors de sa coquille. Ce qui vraiment élargit ma peinture, c'est la présence de la poésie africaine .WIFREDO LAM
" Jean Laude écrit dans sa préface à Danses d'Afrique, citant Marcel Mauss : " [...] de par son étymologie, la personne était un masque : persona désigne en latin le visage artificiel que portent les acteurs et par où passe, et s'amplifie, le son de la parole "
Comme dans toute cosmogonie, celle de Lam va organiser un panthéon de créatures qui, tout en changeant de forme, vont se résoudre en un ensemble de signes, de paradigmes, finalement assez. restreint. La familiarité avec ces signes, qui se crée par leur récurrence, et les rapports qu'ils ont entre eux vont établir une " complicité rituelle " entre l'artiste et le spectateur habitué/initié ou surpris par le code institué.
Quelle est la parenté de ces signes masqués chez Lam ?
La filiation est multiple. L'Afrique d'abord, puis l'Océanie et l'Australie que les surréalistes lui ont révélées. Sa curiosité et son goût lui feront collectionner l'art "primitif" ; il vivra parmi des formes qui regroupent des mythes et des sens différents, mais dont le dénominateur commun est la magie des arts "sauvages".
Statues, masques, reliquaires et totems, telles sont les catégories d'objets qui font résonance et dont on retrouve l'écho des registres plastiques et sémantiques dans le foisonnement créateur de Lam, avant même qu'il en possède dans sa collection. Il faut y ajouter le concept d'autel. LES TROPIQUES FANTOMES DE WIFREDO LAM .J.DUBANTON.
Lam était entré en contact avec l'art traditionnel africain dès son séjour en Espagne. Il avait probablement eu l'occasion de s'en entretenir avec Carl Einstein, auteur de l'ouvrage classique Negerplastik paru en 1915, qui s'était engagé dans la colonne Durruti aux côté des républicains espagnols.( voir articles catégorie Carl Einstein).Ce qu'écrit celui-ci à propos de la sculpture ou du masque a pu donner un sens aux recherches formelles de l'artiste cubain
C'est pourquoi le masque n'a de sens que s'il est inhumain, impersonnel ; c'est-à-dire quand c'est une construction pure de toute expérience individuelle ; il est possible que le Nègre révère le masque comme une divinité quand il ne le porte pas.
J'aimerais dire que le masque c'est l'extase immobile, peut-être aussi le fantastique stimulant toujours prêt pour éveiller l'extase, puisqu'il porte fixé en lui le visage de la puissance ou de l'animal adoré.
C'est le moment d'expliquer aussi l'expression singulièrement figée des visages. Cette fixité n'est rien d'autre que le dernier degré d'intensité de l'expression, libérée de toute origine psychologique ; en même temps elle permet surtout l'élaboration d'une structure clarifiée. CARL EISNTEIN .NEGERPLASTIK.
Lorsque Lam débarque à Paris en 1938, les arts de l'Afrique et de l'Océanie étaient déjà bien connus dans le petit milieu culturel et un marché s'était constitué, dans lequel les artistes jouaient un rôle important, à côté de quelques collectionneurs et marchands que dominaient les figures de Charles Ratton, Louis Carré et Pierre Loeb justement. Lam arrive à Paris dans ce moment particulier de l'histoire de l'art moderne où se répand l'exotisme de ce que l'on a appelé globalement " l'art nègre ". Deux motifs s'enchevêtrent dans cette dénomination générique l'exotique, comme séduction d'un ailleurs dominé par les puissances coloniales, et le primitif, thème ambivalent qui évoque aussi bien les œuvres du Moyen Âge, que les objets d'art tribal. .
On a beaucoup glosé sur le rapport de Picasso à l'art nègre : on connait la boutade célèbre "mais dans une évidence de la réalité plastique, susceptible de doter celle-ci d'un pouvoir spécifique. L'art nègre? Connais pas!" Et tout le débat autour des Demoiselles d'Avignon. On en a vu l'origine dans les fresques des petites églises romanes de Catalogne, mais aussi dans 'influence plus ou moins directe des pays Bambara, Dan ou Sénoufo. Aussi bien L'art d'Europe ne se cherchait plus dans le "Beau" idéal, exigeait la concentration, le resserrement, seuls capables d'unifier la diversité confuse des apparences, de parvenir à la force du trait de foudre, d'exercer la fascination d'une immédiate synthèse. L'impressionnisme était resté analyse réaliste de la lumière, la traduisant par la technique appropriée de la division des touches, lui sacrifiant dans sa période d'orthodoxie, les volumes et le contour. Il suscita les réactions de Seurat, de Gauguin, de Cézanne. Se libérer de l'impressionnisme signifiait, pour les peintres du début du XXe siècle, d'abord
De plus, une relative indépendance à l'égard du réel permettait d'imaginer un art qui disposerait de celui-ci selon ses propres lois, jusqu'à imposer, s'il le fallait, des objets nouveaux, justiciables de critères esthétiques, nullement d'une conformité avec le monde extérieur. En bref, nombre d'artistes, Français ou travaillant à Paris trouvaient, dans la statuaire de l'Afrique Noire, ce qu'ils cherchaient de leur côté.
Un tel art matérialisera rarement l'aspect métaphysique, puisque c'est pour lui un préalable évident. Il lui faudra se révéler entièrement dans la perfection de la forme et se concentrer en elle avec une étonnante intensité, c' est-à-dire que la forme sera élaborée jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement refermée sur elle-même. Un puissant réalisme de la forme va apparaître, car c' est ainsi seulement qu' entrent en action les forces qui ne parviennent pas à la forme par des voies abstraites ou celles de la réaction polémique, mais qui sont immédiatement forme
Dans un réalisme formel - nous n' entendons pas par là un réalisme de l'imitation - la transcendance existe ; car l'imitation est exclue ; qui donc un dieu pourrait-il imiter, à qui pourrait-il se soumettre ? Il s'ensuit un réalisme logique de la forme transcendantale. L'œuvre d'art ne sera pas perçue comme une création arbitraire et superficielle, mais au contraire comme une réalité mythique qui dépasse en force la réalité naturelle. L'œuvre d'art est réelle grâce à sa forme close ; comme elle est autonome et surpuissante, le sentiment de distance va contraindre à un art prodigieux d'intensité.
Tandis que l'art européen est soumis à une interprétation par les sentiments et même par la forme, dans la mesure où le spectateur est appelé à avoir une fonction optique active, l'œuvre d'art nègre n'a, pour des raisons formelles, et religieuses aussi, qu'une seule interprétation possible. Elle ne signifie rien, elle n'est pas symbole ; elle est le dieu qui conserve sa réalité mythique close, dans laquelle il inclut l'adorateur, le transforme lui aussi en être mythique et abolit son existence humaine.
L'œuvre d'art européenne est devenue justement la métaphore de l'effet, qui incite le spectateur à une liberté indolente. L'œuvre d'art nègre religieuse est catégorique et possède une essence prégnante qui exclut toute limitation. CARL EISNTEIN .NEGERPLASTIK
Il est arrivé à Picasso de qualifier l'art africain de " raisonnable " ". Ce qu'il entendait par " raisonnable " désignait justement certains traits qui distinguent cet art de celui de l'Occident, trop fortement soumis aux apparences, un art rétinien selon la formule de duchamp .
Ces faits, il fallait les rappeler, pour comprendre ce que Wifredo Lam perçut à travers les œuvres de Picasso: l'intervention de l'Afrique dans l'art européen, la manifestation d'un génie ethnique auquel le reliait une part de son sang.
" M. Michel Leiris (par ailleurs chargé par Picasso de faire connaitre à Laml'art nègre dans musées et galeries! ) a donc raison d'affirmer que la qualité fondamentale de l'art de Lam se manifeste dans les tableaux de cette époque. "Loin de se présenter comme les résultats d'un éclectisme, écrit-il, ses œuvres apparaissent plu-tôt comme les lieux d'une étroite conjugaison entre deux courants qui se sont fondus en lui et qui répondent, l'un, à sa volonté délibérée de transcender (s'élever au-dessus des circonstances), et l'autre, à la fascination presque immémoriale que la chose nègre a exercée sur lui, avant qu'il en ait pris une claire conscience." MAX POL FOUCHET OP CITE
Biographe de Wifredo Lam, Max Pol Fouchet fait pourtant remarquer que les figures de celui-ci,aussi "africaines" soient-elles, ne ressortissent pas à ce seul fonds et qu'elles rejoignent, à travers lui, un fonds plus général, universel elles s'apparenteraient aux plus anciennes images mythiques ou religieuses. "
Si le peintre retrouvait de l'Afrique d'abord sa création plastique, il ne devait pas mettre longtemps pour découvrir l'autre aspect de l'art africain :son invention mythique,sa faculté d'expliquer le monde par un autre, invisible, irrationnel, surréel. Mais pour cela, il aura fallu que d'autres drames et d'autres rencontres viennent s'ajouter à son héritage afro-cubain :la seconde guerre mondiale, l'exode et la fréquentation des surréalistes. Le point tournant se situe immédiatement après l'épreuve de l'exode, lorsque Lam arrive à Marseille.
Lam rejoignit donc des écrivains, des artistes qu'il rencontrait à Paris, et qu'il connaîtra mieux. le poète René Char, l'essayiste Pierre Mabille, les peintres Marc Chagall, Max Ernst, Jacques Hérold, Oscar Dominguez, Victor Brauner. Presque tous appartiennent alors au surréalisme orthodoxe. André Breton y loge au "Château de Bel-Air", siège d'une "Association pour la défense des Intellectuels. À la Villa Air Bel, lieu de création et d'expérimentation, Lam travaille et réalise notamment une série de dessins à l'encre, annonciateurs des figures hybrides dont il développera pleinement la manière au cours de son séjour cubain des années 1941 à 1947. C'est là que s'approfondissent entre André Breton et le peintre une amitié, une compréhension, une estime réciproques, dont les entrevues de Paris n'avaient été que le prélude.
On pourrait, de prime abord, s'étonner de l'intérêt manifesté par André Breton à l'oeuvre de Wifredo Lam, au point où elle en était. Rien en elle qui fût encore surréaliste, sauf d'assez loin, ou qui répondît vraiment aux postulats précisés par l'écrivain en 1925 dans Le Surréalisme et la Peinture. l'œuvre parisienne de Lam obéissait un souci de stylistique nullement caché, comme à des préoccupations de métier ou d'esthétique toujours considérées comme suspectes, voire mises en accusation, par le maître surréaliste.
L'inspiration des peintures parisiennes alliait la plastique africaine à un certain formalisme cubiste.. Or, le cubisme, qualifié par Breton de "mot dérisoire", comportait un intellectualisme volontaire, une organisation élaborée des toiles, et s'opposait ainsi à l'activité créatrice reconnue pour la seule douée de valeur par le surréalisme, savoir: "la dictée de la pensée, en dehors de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale"
Le surréalisme écartait la "préoccupation" des moyens artisanaux de la peinture, pour mieux déterminer sa fin, laquelle ne se distinguait pas de celle qu'il assignait à la littérature et à toute activité: une subversion, capable de délivrer l'homme des contraintes du réel, de requalifier la vie. La peinture, de ce point de vue, ne différait pas de la poésie; elle était poésie, dans le sens absolu du terme, une façon de vivre. Pas plus que celle-ci ne se ramenait au "poème", celle-là ne se réduisait au "tableau". Il importait non "d'écrire" ou de "peindre" -sauf au second degré-mais de refaire l'entendement humain par une réconciliation de l'onirique et de l'imaginaire avec le réel, et de reconnaître tous pouvoirs à la vision poétique.
Pourtant Breton pressentit la voie qu'emprunterait bientôt le Cubain vers un. lointain intérieur, vers un monde visionnaire. Le cubisme et l'art africain avaient dejà permis des métamorphoses libératrices de la forme(Breton vouait l'imitation aux gémonies) La caution donnée par Picasso à Lam fut pour Breton déterminante. Il l'écrivit lui-même en 1941 " Puisque, avec Lam, il s'agit comme jamais de peinture, la déférence me commandait de faire passer l'opinion de Picasso avant la mienne. Je témoigne avant tout de son plaisir si parfaitement informé devant de telles œuvres."
Il y avait, entre les deux hommes, une rencontre, dans le sens plein du mot. Le non-r éalisme que l'oeuvre de Lam, après la première période, ne tardera pas à manifester, s'accordera, quoi qu'il en soit, avec le choix et la pensée de Breton, et même, dans une large mesure, son œuvre les illustrera. L'extrême attention de l'écrivain aux mythes et à leur signification, l'intérêt du futur auteur à' Arcâne 17 pour les Alchimistes et la Connaissance ésotérique, devaient non moins complaire au peintre. Leur rencontre prit, d'ailleurs, une forme concrète.
. Quoiqu'il en soit, L'experience marseillaise va être prépondérante : Breton dans la mise en œuvre de " l'automatisme psychique "(l'inconscient) anime des séances collectives, jeux de la vérité , " cadavres exquis ", ou des créations collectives, comme pour le fameux Jeu de Marseille(variante surréaliste du tarot) elles seront décisives sur la capacité de Lam à exprimer des mondes intérieurs jusqu'alors restés muets. Ceci éclaire par ailleurs son intérêt pour la psychologie jungienne de l'inconscient qui, par rapport à celle de Freud, articule le travail de la conscience individuelle à des couches collectives, pointant vers des archetypes archaïques et universels. l'expérience artistique laisse alors, par vagues libératoires ,remonter un matériau enfoui, hors d'atteinte de la conscience,de réminiscences ancestrales.
Un style inédit, un vocabulaire plastique original et une indépendance, une liberté inouïes de la ligne s'affirment subitement sur la page, comme si les traditions et les censures liées au passé s'étaient brusquement évanouies. Sous sa plume revient la femme, thème qui l'avait tant sollicité durant les années parisiennes, mais cette fois dégagée de son environnement de murs et de sols carrelés et de la dure géométrie qui l'emprisonnait. Des figures féminines étincelantes d'étoiles parsemant leurs cheveux, libres de tout cadre et couvertes de signes floraux et d'autres signes encore, plus énigmatiques, ouvrent un espace de liberté qui résonne comme en écho aux rêves d'évasion et de voyage peuplant à cette heure le poème de Breton. La fée Morgane y suscite ses mirages au sommet de l'Etna et appelle d'autres mirages qui auront leur théâtre près de la Soufrière ou sur le Morne Rouge, quand la reconnexion avec l'univers caraïbe aura été scellée.
Cet exercice de libération passe aussi, chez Lam, par une révolution de son dessin. La plume court sur le papier, griffe page après page. Parfois, sans même se lever de sa chaise, Lam entreprend trois ou quatre dessins en une seule séance. On y sent du plaisir, de la vitesse et une sûreté du trait qui semble parler une langue plus intime. Le rapport au monde extérieur, encore si présent dans les dernières peintures, s'évapore comme par enchantement, sous l'effet des filtres de Morgane.
Le plus étrange pour nous est sans doute le constat que dans cet interlude marseillais, Lam commence à égrener sur le papier des objets symboles qui prendront toute leur importance après le retour à Cuba, et pour toujours, dans son vocabulaire pictural. Le grand nez et sa bouche que prolonge un menton agrémenté de signes de sexualité féminins et masculins, les yeux redoublés, les cornes qui orneront les visages et les masques d'Elegguâ (vodun yoruba) : tout un arsenal de signes inédits, dont le poignard, ou couteau de boucher, n est pas le plus innocent.
Dans les dessins qu'il réalisa durant ces jours qui précèdent un départ encore incertain, on voit également apparaître, sur la carte qu'il dessine pour Lautréamont, le motif de l'œil enfermé dans son losange, comme une duplication de l'œil maçonnique des Lumières en son triangle, qui marquera un très grand nombre de ses peintures à partir de 1942. On pourrait parler de l'invention d'un bestiaire humain, si cette notion ne paraissait pas exagérément paradoxale. Il est pourtant bien question de cela.
Ce tournant essentiel met en place les éléments d'une nouvelle esthétique qui s'affirmera, par étape, tout au long des années quarante et cinquante. L'anti-naturalisme qui naît alors spontanément sous sa plume rejoint l'affirmation soutenue depuis longtemps, mais jamais de manière décisive, de la primauté de la " construction " sur l'ancienne et traditionnelle " composition " du tableau. Lam découvre à l'occasion de cette libération ce qui l'avait toujours secrètement animé : le désir de produire une grammaire de la création, dont les éléments construits ensemble constitueraient en soi une vision du monde. Il était en train de découvrir, à travers ces dessins jetés précipitamment sur le papier, la voie expressive qui éviterait le sentimentalisme psychologique. Alors enfin il allait pouvoir construire le théâtre hiératique, impersonnel et intemporel, auquel il aspirait. LAM TEXTES DE JACQUES LEENHARDT
Le 25 mars 1941,fuyant la France de vichy Lam et Helena Holzer s'embarquent à bord du " Capitaine Paul Lemerle " en compagnie de 300 autres artistes et intellectuels en direction de la Martinique. André Breton et Claude Lévi-Strauss sont du voyage.