Qinglian He : "Non"... Au cours des derniers siècles, le monde a pu constater les nombreuses façons dont un marché libre actif génère le progrès matériel et social tout en renforçant en même temps le caractère moral. En revanche, les personnes qui ont vécu sous le règne du premier rival moderne du marché libre, c’est à dire l'économie planifiée fondée sur l’idéologie du socialisme d'Etat, ont souffert alors que la performance économique stagnait, que la société civile se mourrait, et que la morale était corrodée. Dans les dernières décennies, alors que les économies planifiées s’effondraient sous leurs propres contradictions, cette expérience utopique s'est révélée être un échec systématique. Les citoyens qui avaient enduré de longues années de désastre économique, moral, et politique étaient impatients de s’en débarrasser.
Bien sûr, l'économie de marché n'est pas un système parfait. Mais les défauts du marché proviennent des actions et des motivations de ses participants, les hommes, plutôt que de sa conception. L'expérience nous a appris qu'un marché libre est étroitement associé à une société libre. Et dans les sociétés libres, les gens sont mieux en mesure d'agir de concert pour améliorer leur vie. Les sociétés libres donnent aux gens l’opportunité de rendre leurs propres systèmes politique et social plus justes. En général, ces activités ont tendance à renforcer la morale plutôt que de la corroder.
Du point de vue de l’histoire comparée, nous avons tendance à définir le marché comme un système socio-économique global, couvrant les institutions économiques, les relations sociales, et la culture. Mais lorsque nous analysons la relation entre le marché et la morale, il est logique d'utiliser une définition plus étroite du marché en tant que règles qui coordonnent les activités économiques.
Est-ce le marché ou la morale qui est le facteur causal le plus vraisemblable dans notre analyse? Nous devons reconnaître que les jugements moraux quant à des activités socio-économiques particulières sont différents des jugements moraux quant aux règles de marché. Les valeurs et l'éthique des affaires façonnent le comportement des acteurs économiques. Si leurs activités entraînent des conséquences défavorables ou non désirées, nous devrions chercher une explication essentiellement dans les institutions sociales qui alimentent le marché plutôt que dans les règles du marché elles-mêmes.
Les discussions sur comment « moraliser le marché » - c'est-à-dire, à propos de l’adoucissement de certaines des conséquences de la croissance ou de l'expansion mondiale du marché - sont mieux traitées en commençant par les priorités socioculturelles des acteurs économiques. Les États, les organisations internationales, et les associations civiques doivent aider à façonner les nouvelles valeurs et préoccupations d'ordre moral avant de pouvoir espérer façonner les règles du marché et de voir un comportement plus souhaitable.
Toutes les activités économiques sont intégrées dans des circonstances socioculturelles. De la Chine du 10ème siècle à l’Europe du 21ème siècle, la consommation et la production ont fonctionné selon les valeurs morales dominantes. Et dans tous les contextes historiques, la vision morale a toujours été lié à la croyance religieuse. Par exemple, il existe une perception aujourd'hui que les personnes religieuses dans les pays en Asie de l'Est ont tendance à être honnête en affaires. En revanche, dans la Chine contemporaine, où la religion a été à un point interdite et est toujours strictement contrôlée par l'Etat, une éthique des affaires minimaliste est devenue endémique alors que l'économie de marché prenait racine.
D'autres facteurs affectent aussi la vision morale. La mondialisation économique et culturelle de ces dernières décennies a introduit les pays en développement non seulement aux nouvelles institutions économiques, mais aussi aux normes et valeurs de l'Occident, qui changent elles-mêmes sans cesse. Les tendances récentes à la mode ont été les produits respectant l’environnement et la mise en place de normes internationales pour les conditions de travail, comme la norme 8000 en matière de responsabilité sociale de l’entreprise, élaborée il y a une décennie. Voilà deux exemples frappants de mœurs en évolution, mais la deuxième a eu beaucoup plus d’influence sur des pays comme la Chine, où elle a amélioré les conditions de travail dans beaucoup d'usines qui étaient autrefois des sweatshops.
Un ajustement spectaculaire des valeurs morales se déroule aujourd'hui dans les sociétés en transition, alors que des économies planifiées autrefois isolées se sont transformées en systèmes interconnectés de marché. Bien sûr, l'héritage des institutions étatistes et le rôle des élites dominantes peuvent retarder ou entraver l'ajustement. En Europe, l'intégration des anciens pays du bloc soviétique dans le système de libre-échange du continent ne semble pas avoir apporté de nombreuses conséquences négatives au plan moral. Mais en Chine, on peut facilement trouver des preuves d'une baisse tant dans l'ordre moral et dans l’éthique des affaires. L'influence politique et des positions dans le gouvernement sont échangées pour de l'argent, les pots de vin permettent à certains d’échapper aux sanctions pénales, les employeurs d’enfants sont rarement punis, et la vente de sang et d’organes humains est une pratique courante.
Toutes ces activités sont illégales en Chine, mais le gouvernement les tolère. De toute évidence, le pays est encore loin de l’état de droit. En effet, il est dirigé par un groupe politique qui est au-dessus de la loi. Les organisations non-gouvernementales (ONG) luttent contre ces problèmes inquiétants, mais leurs activités sont strictement contrôlées et chacune doit être supervisée par un bureau de l’État. Plutôt que de prendre des mesures décisives afin d'interdire ces activités officiellement « illégales », le gouvernement fait de grands efforts pour contrôler les rapports des médias et les discussions sur Internet au sujet de ces « nouvelles négatives préjudiciables à l'image du régime ».
Qui est donc coupable de l’absence de moralisation du développement en Chine - le marché libre lui-même ou les défaillances de l'Etat et de son élite exclusive ? Les personnes qui établissent et doivent faire respecter les règles de tous les marchés jouent un rôle essentiel. Cela est particulièrement vrai en Chine, où des représentants du gouvernement et du parti font les lois et supervisent les activités économiques, alors qu'eux-mêmes cherchent à faire des profits. C’est leur tolérance à l’égard des activités immorales, et non la croissance du marché libre, qui a faussé l'ordre moral de la société chinoise.
En me basant sur l'expérience récente de la Chine, je voudrais conclure avec trois enseignements importants. Tout d'abord, que, malgré toute la couverture qui la célèbre dans la presse internationale, l'influence du gouvernement chinois sur le marché n'a pas été systématiquement positive. Deuxièmement, qu’un marché durable et solide a besoin d'une structure politique démocratique. Troisièmement, que la poursuite du développement moral n'est pas moins importante pour la Chine que la tâche d'encourager le développement économique.
Qinglian He est une économiste chinoise et ancienne rédactrice en chef principale du Shenzhen Legal Daily. Elle est l'auteur de The Pitfalls of Modernization: The Economic and Social Problems of Contemporary China and The Fog of Censorship: Media Control in China.
John C. Bogle : "Tout dépend"... La réponse dépend entièrement du type de marché dont nous parlons et de ce que nous entendons par « morale ». Le prétendu « libre marché » d’aujourd’hui pourrait être décrit plus précisément comme un marché « enchaîné ». Nos régimes financiers et d’entreprises sont bien en deçà des hypothèses classiques de la structure parfaite, de la concurrence parfaite, et de l’information parfaite.
Dans la première édition de L'économique, un manuel que j'ai lu pendant ma seconde année à Princeton en 1948, le prix Nobel Paul Samuelson résumait fort bien la question: « le problème avec la concurrence parfaite est ce que George Bernard Shaw a dit une fois du christianisme: ‘Le seul problème avec lui est qu'il n'a jamais été essayé’. »
Un autre lauréat du prix Nobel, Joseph E. Stiglitz, a été encore plus sévère sur les échecs récents du marché libre. Ancien économiste en chef de la Banque mondiale, Stiglitz observe que les scandales d'entreprise de ces dernières années « impliquaient la quasi-totalité de nos cabinets d'expertise comptable, la plupart de nos grandes banques, beaucoup de nos fonds communs de placement, et une grande partie de nos grandes entreprises. » Sa conclusion : « Les marchés ne conduisent pas à des résultats efficaces, et encore moins des résultats s'accordant avec la justice sociale ».
Je dirais que l'effet est moins causal que le corollaire. La source de la crise financière actuelle a moins à voir avec le caractère fondamental des marchés, ou des personnes, qu’avec les changements structurels relativement récents dans le caractère de nos institutions financières et du capital. Il y a un peu plus d'un demi-siècle, nous vivions dans ce qui pourrait être décrit comme une société de propriété, dans laquelle des actions de sociétés étaient en grande partie détenues par des investisseurs individuels. Dans cette société, la « main invisible » décrite par Adam Smith au 18ème siècle demeurait un facteur important. Le système était dominé par les investisseurs individuels, qui, poursuivant leur propre intérêt, non seulement promouvaient les intérêts de la société, mais faisaient montre de traits de caractère positifs comme la prudence, l'initiative et l'autonomie.
Mais ces dernières décennies, nous sommes devenus une société d'agence, celle dans laquelle les managers d'entreprises détiennent le contrôle d’entreprises géantes cotées en bourse sans pour autant y avoir des enjeux en termes de propriété. Appelez ça le capitalisme des managers. De même, les intermédiaires financiers qui détiennent maintenant le contrôle des voix dans les Conseil d’Administration de la « Corporate America » sont pour la grande majorité des agents des investisseurs individuels. Dans le début des années 1950, les individus détenaient 92 pour cent de toutes les actions des États-Unis, et les institutions juste 8 pour cent. Aujourd'hui, les particuliers ne détiennent que 25 pour cent tandis que les institutions - fonds communs de placement et fonds de pension - détiennent 75 pour cent.
Mais ces nouveaux agents ne se sont pas comportés comme les agents le devraient. Trop souvent, les entreprises, les gestionnaires de retraite, et les gestionnaires de fonds communs ont mis leurs propres intérêts financiers avant les intérêts des principaux qu’ils ont le devoir de représenter, ces 100 millions de familles qui sont les propriétaires de nos fonds communs de placement et les bénéficiaires de nos régimes de retraite. Cet échec n'est guère une surprise. Comme Adam Smith l'a dit avec sagesse, « les gestionnaires de l'argent d’autrui veillent [rarement] dessus avec la même vigilance anxieuse avec laquelle ... ils veillent sur le leur ... Il se donnent très facilement une dispense. Négligence et profusion doivent toujours prévaloir. »
De plus, le système de marché libre a été dégradé parce que nos nouveaux agents institutionnels, non seulement semblent ignorer les intérêts de leurs investisseurs « principaux », ils semblent aussi avoir oublié leurs principes d’investissement. Dans la dernière partie du 20ème siècle, la préoccupation principale de la stratégie d'investissement institutionnel passa de la sagesse de l'investissement à long terme à la folie de la spéculation à court terme.
Lorsque les propriétaires à long terme des actions deviennent les locataires à court terme des actions, et quand le prix temporaire de l’action a priorité sur la valeur intrinsèque de la société elle-même, les préoccupations en termes de gouvernance d'entreprise sont la première victime. La tâche la plus importante de l'administrateur de sociétés est d'assurer que le management crée de la valeur pour les actionnaires, et pourtant cet objectif est secondaire pour notre nouvel agent / nos nouveaux investisseurs.
Quant au caractère moral, il est un absolu. On l’a ou on ne l’a pas. Donc, si le caractère moral de notre société d'aujourd'hui s’érode (comme je le crois), il ne peut s’ensuivre que moins d’entre nous exhibent un caractère solide. Le changement d’un marché libre vers un marché « enchaîné » a-t-il contribué à cette évolution? Certainement. Les valeurs de nos dirigeants financiers et des entreprises se sont détériorées. Il n’y a pas si longtemps la règle semblait être, « il y a certaines choses que l'on ne fait tout simplement pas ». Appelons ça de l'absolutisme moral. Aujourd'hui, la règle commune est « si tout le monde le fait, je peux le faire aussi. » Il peut y avoir aucun autre nom pour ce point de vue que « relativisme moral ».
Ce changement permet d'expliquer certaines des aberrations récente sur le marché libre. Nous avons vu des tentatives d'administrer les prix des biens et services que nous vendons, l’augmentation insensée de la rémunération des dirigeants (il y a 30 ans, les directeurs gagnaient 40 fois la rémunération de l'ouvrier moyen ; aujourd'hui, le chiffre est de plus de 500 fois); d'ingénierie financière dans les états financiers vérifiés des entreprises afin de présenter l'illusion de la croissance durable des bénéfices ; les montants scandaleux des fonds versés aux lobbyistes engagés pour façonner le droit en faveur des riches et des puissants ; l'excès de prise de risque et la couteuse innovation financière de notre système bancaire.
Maintenant que la crise financière est avec nous, cependant, le fardeau tombe largement non pas sur les quelques irresponsables qui l'ont créé mais sur les nombreuses personnes qui, contre le conseil de l'épargne traditionnelle et de la prudence, ont été attirés - à savoir, les investisseurs en obligations hypothécaires surcotées et les emprunteurs dont les maisons sont saisies à des niveaux records. Le capitalisme « enchaîné » a en effet corrodé notre caractère moral, à la fois par la privatisation de la récompense du marché et (sous la forme de plans de sauvetage fédéraux) de la socialisation de ses risques. Les deux constituent une trahison du marché libre et à ses vertus véritables. Notre société a un intérêt majeur à exiger des valeurs morales plus élevées dans un système de marché moins enchaîné.
John C. Bogle est le fondateur et ancien PDG de Vanguard et président du Centre Bogle de Recherche sur les Marchés Financiers. Ses nombreux livres comprennent The Little Book of Common Sense Investing and Enough: True Measures of Money, Business, and Life publié cet automne.