Après avoir lu certains de vos commentaires, il me semble intéressant de revenir sur le principe de neutralité chez l’interprète en langue des signes.
Selon l’article 3 du Code déontologique de l’Afils, « l’interprète ne peut intervenir dans les échanges et ne peut être pris à partie dans la discussion. Ses opinions ne doivent pas transparaître dans son interprétation ».
Cette neutralité est essentielle notamment dans les interprétations dites de liaison, lorsque l’interprète intervient entre deux ou trois personnes pour des entretiens d’embauche, un rendez-vous chez un architecte, des consultations médicales, des entretiens parents/professeurs, des rendez-vous à la MDPH, chez le notaire ou l’avocat…
Etre neutre (et on le comprend aisément) c’est d’abord faire attention à son attitude, bien se placer et réussir à être le plus transparent possible pour ne pas interférer dans les échanges.
Mais rester neutre c’est aussi parvenir à ne pas se laisser déstabiliser par les apartés, les questions que vous pose fréquemment l’interlocuteur entendant.
Par exemple, je traduisais dans une école maternelle un entretien entre un parent d’élève sourd et un professeur. Soudain le professeur se tourne vers moi et me demande « je serais curieux de savoir comment vous faites pour différencier dans votre traduction le mot chat du mot chatte ». J’ai tenté de faire comprendre à la personne sourde que le professeur s’adressait directement à moi en espérant qu’il l’interromprait et lui expliquerait qu’en tant qu’interprète je ne pouvais pas intervenir (les sourds étant plus habitués que les entendants au mode de fonctionnement des interprètes). Hélas ce ne fut pas le cas et le professeur insistant, j’ai dû un instant interrompre leurs échanges et expliquer, d’abord en français puis en LSF (pour demeurer néanmoins fidèle), que j’étais ici comme interprète et que je ne pouvais pas en plus endosser le rôle d’enseignant en langue des signes. Donc soit la personne sourde lui expliquait directement (et je l’aurais traduit), soit nous en parlerions à l’issue de la réunion (le tout enrobé d’un large sourire et prononcer d’une voix fort diplomatique pour ne vexer personne).
Avec cet exemple on pourrait croire que rester neutre est facile qu’il suffit pendant un entretien de ne pas dire « ah oui lui il a raison » ou bien « ah non je ne suis pas d’accord« . Ce n’est malheureusement pas toujours aussi simple à concevoir et à vivre. Voici un exemple pour illustrer mon propos et montrer les implications que peut avoir ce concept qui ne cesse d’interroger les interprètes.
Une consultation médicale dans un hôpital parisien.
Une patiente, sourde, est reçue par un médecin du service de cancérologie. Un peu perdue, elle est ici pour qu’il lui remette les dates de sa prochaine hospitalisation en vue d’une nouvelle série de traitements et notamment des séances de chimiothérapie. À la question du médecin (que je traduis) « comment allez-vous ? », elle se lance dans un long monologue cherchant à faire comprendre que ça ne va pas bien, qu’elle n’a plus faim, qu’elle perd un peu la tête, la preuve, elle a failli oublier la date du rendez-vous, elle mélange les jours de la semaine…
Durant ce temps, le médecin, qui ne semble pas l’écouter (là c’est un jugement subjectif de ma part) remplit des fiches sur les futurs traitements. Puis il relève la tête vers elle, l’interrompt et lui demande si elle pense partir en vacances avant son admission. Elle explique que non, car elle est seule, sans enfant… Bref cette femme cherchait à communiquer ses angoisses et ses interrogations à son praticien qui manifestement s’en fichait, volontairement ou pas. À la fin il lui dit simplement : « parfait, on se revoit le 17 pour le traitement, tout ira bien ». Puis il lui remet deux ordonnances presque identiques sans lui expliquer que l’une est pour l’hospitalisation et l’autre pour un traitement à prendre quelques jours avant. Et il nous salut puis nous indique la porte pour sortir.
Evidemment je me suis « contenté » de traduire leurs échanges et une fois l’entretien fini je suis parti. Quelques instants plus tard, je devais apercevoir cette même dame assise un peu plus loin sur un banc essayant d’analyser ce qui venait de se passer et incapable de comprendre pourquoi elle avait deux ordonnances entre les mains (là encore c’est un jugement subjectif de ma part) les explications du médecin ayant été quasi-inexistantes.
Dans ce cas présenté, il n’était pas « techniquement » difficile de rester neutre, il suffisait simplement de ne pas intervenir et de traduire fidèlement les propos de chacun.
Néanmoins, en tant qu’interprète on ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine empathie pour tel ou tel usager et sa position de neutralité peut troubler parfois son affect en lui donnant peut-être, le sentiment d’abandonner la personne à son sort (il aurait été tellement plus facile d’aller voir cette dame et de lui dire : « attendez je vais tout vous expliquer », de prendre la posture de l’interprète-sauveur). Durant leur entretien, il était manifeste que la patiente demandait de l’aide, des explications voire un soutien moral et qu’en retour son médecin l’ignorait. Mais ce n’est pas à l’interprète de régler cette situation, de signaler au médecin que cette dame souffre, qu’elle ne comprend rien à ses propos et qu’il pourrait faire un peu plus attention à elle. Et ce n’est pas non plus à l’interprète de réexpliquer à cette femme ce qu’a voulu dire son médecin, quelles sont ses prescriptions (imaginez en plus que j’ai mal compris et que je me trompe dans la posologie). Enfin, n’oublions pas que, peut-être, l’attitude du médecin était intentionnelle et bien sur ce n’est pas à l’interprète de juger s’il a tort ou raison. Pour pousser jusqu’à la caricature ce raisonnement, le médecin fait peut-être exprès d’être désagréable et la patiente volontairement veut faire croire qu’elle ne comprend rien. Et il me semble que face à une personne entendante il aurait eu la même attitude.
Le rôle de l’interprète n’est pas de sonder les corps et les âmes, d’essayer de comprendre les intentions de chacun (dans ce cas il courrait à la catastrophe se trompant régulièrement dans ses analyses). Il est juste là pour traduire des propos en interférant le moins possible des les échanges.
Garder sa neutralité est donc un principe intangible et il faut s’y tenir car en dehors de toutes les justifications professionnelles et déontologiques, c’est d’abord pour l’interprète un moyen de se protéger, d’éviter un trop grand sentimentalisme qui pourrait perturber sa rigueur, son professionnalisme voire sa vie personnelle.
Cela est particulièrement vrai avec les consultations médicales où l’on pénètre dans le plus intime de la personne avec parfois des médecins qui manquent cruellement de compassion ou d’écoute pour leurs malades.