Pascal PICQ : « IL ETAIT UNE FOIS LA PALEOANTHROPOLOGIE – Quelques millions d’années et trente ans plus tard », Editions Odile Jacob, 2010.
D’où vient l’Homme, et qu’est-ce que l’Homme ?
La paléoanthropologie est la (nouvelle) science qui se propose de répondre à cette question.
Issu des sciences physiques et formé aux Etats-Unis, Pascal PICQ est un esprit scientifique rigoureux et intransigeant.
Dans ce livre volontiers offensif, voire « militant », il s’emploie à vigoureusement dénoncer tout écart par rapport au « monisme » et au matérialisme strict de la théorie de l’évolution.
Les faits, et rien que les faits, et les déductions que l’on peut en tirer. La science n’a que faire du sens. La nature, neutre, « amorale », ne tend vers aucune finalité(1), et l’auteur n’a pas de mots assez durs pour condamner, pour pourfendre les tentations de notre époque que sont le créationnisme et le fameux « Intelligent Design ».
Le « Saint Graal » de Picq, depuis vingt ans, c’est de « reconstituer le DAC », à savoir le dernier ancêtre commun à l’être humain et à son « frère en évolution », le chimpanzé.
Mais pour cela, et il insiste constamment, il y a lieu, surtout dans les pays de culture latine voués à l’humanisme classique (lui-même hérité en droite ligne du Christianisme) et surtout en France, pays qu’il qualifie acerbement de « fille aînée de l’Eglise et de la psychanalyse », que la science et les savants rompent une bonne fois pour toutes avec la notion d’exception humaine.
Il n’y a pas rupture entre l’Homme et l’Animal, mais continuité, et il n’y a, une bonne fois pour toutes, jamais eu d’ « hominisation », en tant que « processus linéaire et hiérarchique ».
Le rejet de la soi-disant « barbarie » qui constitue le « socle » des « humanités » occidentales nuit gravement à la nature, aux animaux et même aux peuples contemporains qui continuent de vivre sans écriture (j’ajouterai, pour ma part, également aux femmes).
Ainsi, la paléoanthropologie, science-confluent entre plusieurs disciplines (archéologie préhistorique, éthologie, génétique, étude des morphologies…) n’est-elle nullement gratuite, mais profondément liée au destin de l’Homme et à ce qui, dans l’actualité, nous préoccupe (écologie).
Actuellement, la science ne sait plus définir le genre HOMO, et, suite à trente ans d’avancée dans divers domaines de la recherche, il apparait de plus en plus que le chimpanzé est un « pré-humain » . Donc, le comprendre, le connaître à fond est au centre même de la quête de nos origines.
Le livre de Pascal Picq est aussi passionnant que pointu. Il est également, par son angle d’approche, profondément original, si ce n’est même révolutionnaire.
Par lui, nous entrevoyons la valeur libératoire de la science.
Ce que Picq nous demande, c’est de renoncer à la notion d’ « animal » (responsable, selon lui, d’une « schizophrénie de la raison ») et de nous dépouiller de notre point de vue anthropocentré, en admettant – là encore une bonne fois pour toutes – que L’HOMME EST UN GRAND SINGE, « un ANIMAL parmi des millions d’autres ».
Pour le prouver, il ne lésine pas sur les démonstrations, ni sur les énumérations de faits.
Les « processus externes » de l’évolution sont « la sélection naturelle » (laquelle n’est ni la « loi du plus fort », ni la « compétition à outrance » comme ont essayé de le faire croire les « dévoyeurs » savants de la pensée de DARWIN, mais bien plutôt l’expression du fait que « certains individus laissent une plus grande descendance que d’autres »), la sélection sexuelle et les circonstances ou la chance ». Point barre.
Le livre de Picq est si riche, si lourd d’implications philosophiques et de pistes pour la réflexion qu’il est difficile d’en proposer un quelconque « résumé ».
Cependant, si je devais lui donner un titre qui le condense, je l’appellerai sans hésiter « Le chimpanzé, le lien social et Darwin ».
Après avoir souligné ce que tout le monde sait maintenant, à savoir « l’étroite parenté génétique entre les hommes et les chimpanzés », Picq enfonce le clou en appelant à la rescousse l’éthologie et la sociobiologie ; ces dernières, depuis trente ans, nous apprennent que, sans l’ombre d’un doute, « les chimpanzés ont des systèmes sociaux identiques à ceux des hommes ».
Tous les grands singes ont des aptitudes à « la communication symbolique », de même qu’aux « évaluations numériques et […] calculs mathématiques ». Les chimpanzés fabriquent et utilisent des outils de façon préméditée, adorent pratiquer la chasse, surtout quand ils sont de sexe mâle. Mais ça ne s’arrête pas là : les mâles de leur espèce – encore eux – ont de singuliers « penchants violents » qui peuvent les amener à des « guerres intercommunautaires » et, même, les rendre sujets au « meurtre pathologique » gratuit . Ajoutons à cela que, dans un registre plus « positif », les mêmes chimpanzés ont aussi l’habitude de partager la viande (met qu’ils prisent fort) une fois la chasse finie et que, d’une façon plus générale, dans les groupes de chimpanzés, « les nourritures les plus prisées interviennent dans les stratégies sociales et sexuelles ». A lire Picq, on ne serait pas loin, même, de se demander, pour un peu, si les chimpanzés n’auraient pas inventé le « plus vieux métier du monde », étant donné que leurs femelles proposent volontiers leurs faveurs sexuelles aux mâles en échange de nourriture !
Chez eux tout comme chez nous autres, en tout cas, la nourriture revêt une dimension fortement conviviale. Ces singes révèlent une vie sociale « complexe », qui les incite à élaborer des stratégies , et, par conséquent, à réfléchir. Leurs « capacités cognitives », de même que leurs « représentations mentales », sont déjà très « élaborées ».
Plus troublant encore, nombre de leurs « comportements » liés à la régulation sociale laissent penser qu’ils posséderaient la conscience du Bien et du Mal. Ainsi, ils évitent l’inceste par le moyen de la « migration » systématique des femelles dans d’autres groupes, cependant qu’à l’intérieur d’un groupe, ils veillent soigneusement au maintien de l’équilibre relationnel en se coalisant, si besoin est, contre tout individu fauteur de troubles. Ils sont, d’autre part, parfaitement capables de se sentir coupables suite à une « mauvaise action », une action socialement réprouvée. Ils s’entraident, se réconcilient, se pardonnent et connaissent des degrés élevés d’affectivité et d’empathie.
Conclusion : le chimpanzé et l’Homme sont capables du meilleur comme du pire. Leur ancêtre commun, le DAC, leur a « légué la propension à faire la paix comme à faire la guerre ». Mais attention, « La plus ou moins grande agressivité des chimpanzés, des bonobos et des hommes découle de leur évolution sociale respective, avec de grandes différences » selon « les communautés de chimpanzés et les sociétés humaines ».
C’est que les chimpanzés tout autant que les Hommes ont des cultures !
Alors, que devient le « propre de l’homme », dans tout ceci ?
Comme l’affirme un confrère de Picq, le biologiste Georges CHAPOUTHIER dans un autre ouvrage sur le même sujet, Kant et le chimpanzé (2), tout n’est qu’une question de degré. Picq, pour sa part, voit en l’Homme le seul grand singe qui soit parvenu à coloniser tous les écosystèmes de la planète – pas davantage.
L’Homme n’est que le résultat d’un « jeu des possibles » parmi tant d’autres, et les poussiéreuses « sciences humaines » « à la française » ne comprennent rien au phénomène qu’il représente…tout simplement pour la raison qu’elles se focalisent trop sur lui ! Méritent-elles, à ce compte-là, vraiment le titre de « sciences humaines » ?
L’humanisme latin n’est-il pas un frein au progrès du « connais-toi toi-même » ?
Telles sont les questions que, le plus sérieusement du monde, pose Pascal Picq (qui s’en prend également à la philosophie).
Parallèlement, le savant pointe du doigt les questions mal posées.
« L’homme est-il sorti de l’animalité ? » :faux problème et interrogation totalement sans objet, à la lumière de ce nous venons de lire !
Le fameux et tant ressassé débat concernant « l’inné et l’acquis » ? Même cas, et ceci pour une raison tout ce qu’il y a de simple : l’Homme est un animal social, ce qui signifie, en toute logique, que le social (l’acquis) est chez lui chose innée !
Pour Pascal Picq, c’est clair : tout est lié au comportement social.
Ce sont les « interactions sociales » qui, au fil des millions d’années, ont façonné le « gros cerveau » de l’Homme. Plus ces interactions sont complexes, plus le cerveau grandit et se complexifie.
A l’origine, un fait que les sciences humaines, encore une fois, ignorent : l’importance, dans la nature, des « stratégies reproductives » : les cétacés, les éléphants et les grands singes sont des espèces à stratégie reproductive dite K. Cette stratégie, dans la nature, va toujours de pair avec un lien social très développé, une grande taille (et le cerveau volumineux qui va forcément avec), un nombre de petits restreint, un fort et long investissement parental, une gestation puis une croissance longue ainsi qu’une importante longévité. C’est elle qui favorise l’émergence d’une certaine forme de « conscience ». Ainsi, chez les « espèces K », les individus « se reconnaissent tous dans un miroir et savent aussi reconnaître leurs congénères en tant qu’individus » ; l’empathie, l’entraide et la sympathie s’inscrivent dans le panel des comportements.
Eléphants et cétacés, on le sait, sont sensibles au phénomène de la mort. Ce qui stimule l’activité des neurones, c’est le jeu social.
Chez les primates, tout part de la quête des aliments sucrés et gras, « ressources rares dans la nature », aux riches qualités nutritives et gustatives. Les grands singes, ces « frugivores/omnivores » se mirent à les rechercher obstinément. Or, « leur collecte et/ou leur accès requiert de grandes qualités cognitives » et motivent « des innovations techniques et des comportements sociaux complexes ».
Plus tard, chez les Hominidés, le phénomène se prolongea, et la taille du cerveau augmenta encore, non pas tant grâce à l’alimentation nettement plus carnée que grâce aux activités de « charognage » puis de chasse, lesquelles nécessitaient, dans les milieux arborés où habitaient ces créatures, des organisations sociales plus structurées. L’ « usage du feu, dès 1,5 millions d’années » consolida encore plus intensément le lien social autour des premiers foyers et de la cuisson des aliments.
Pour ce qui est de la pierre taillée, on ne sait toujours pas quelle est l’espèce d’Hominidés qui l’inventa. Les australopithèques ? Les Homo Habilis ? Les robustes Paranthropes aux puissantes mâchoires – contemporains des précités ? Ceux qui précédèrent tous ceux-ci ?
Tout ce que l’on peut avancer (avec pascal Picq), c’est que « les plus anciens sites archéologiques apparaissent bien avant les hommes au sens strict » et que « les plus anciennes concentrations de pierres » à ce jour ont été trouvées dans des « sites à hominidés » antérieurs à 2,5 millions d’années ; « les analyses tracéologiques indiquent que ces outils furent utilisés aussi bien sur des matières animales [en lien avec le « charognage »] que végétales » (découpe des plantes, racines et bulbes comestibles).
L’invention très ancienne – première – de l’outil taillé est fort logique : continuité, là encore, puisque le chimpanzé se sert déjà de pierre pour casser des noix.
Quant à la bipédie, elle pourrait être encore plus ancienne. Laissons la parole à P.Picq : « il devient évident que les aptitudes aux bipédies précèdent notre DAC »(ce dernier étant situé par l’horloge moléculaire dans une fourchette de -5 à -7 millions d’années) ; « L’aptitude à la bipédie fait partie du répertoire locomoteur des hominoïdes (=grands singes) qui se suspendent depuis plus de 13 millions d’années ». Elle est présente chez tous les Hominidés fossiles.
Ce qu’on a constaté, à la base, c’est que le répertoire locomoteur des grands singes hominoïdes était très plastique : « Les jeunes grands singes élevés par des hommes tendent à marcher plus volontiers debout tandis que les enfants humains abandonnés des hommes se déplacent à quatre pattes . Pourquoi cela ?
Parce que les jeunes hominoïdes [Humains compris] naissent avec les possibilités d’un répertoire locomoteur impliquant des aptitudes à la brachiation, à la bipédie et à la marche quadrupède ; nous possédons des neurones-miroirs qui nous portent à imiter les autres ».
Il en va un peu de même pour le langage, puisque Picq nous apprend que l’on en « retrouve les fondements neuro-anatomiques et cognitifs […] chez les grands singes, ce qui explique pourquoi ils apprennent si bien les rudiments de notre langage ».
Quand exactement l’Homme s’est-il détaché de « la diversité des espèces fossiles » de la lignée humaine ? On doute, maintenant, que ce soit vraiment à partir d’Homo Habilis.
Dans l’état actuel des connaissances, il est plus prudent de s’en tenir aux faits les plus avérés : le « gros cerveau humain » semble coïncider avec l’émergence d’Homo Ergaster, pour des raisons que Pascal Picq qualifie de mécaniques : « La sélection opérée sur la taille corporelle au moment de l’émergence des premiers hommes corpulents comme Homo Ergaster a entraîné mécaniquement l’acquisition d’un plus gros cerveau. Seulement, les différentes parties de l’encéphale ne s’accroissent pas en proportion […], des régions […] comme les aires pariétales, deviennent passivement plus étendues […]. Or ce sont justement ces aires qui jouent un rôle considérable pour les transferts cognitifs, l’élaboration du langage, la conception de chaînes opératoires, etc. ». Picq appelle cela une illustration de l’effet des « contraintes de construction, au niveau de l’organisme comme au niveau d’un seul organe ».
Pascal Picq écarte résolument la fameuse « néoténie » et son corollaire, la prétendue « prématurité », des causes réelles de notre émergence : « le petit humain ne nait pas du tout immature […]. Si on le compare à un petit gorille – qui nait très mature avec un poids de 2 kg et un cerveau de 200 cm3 en moyenne – [il] apparait plus développé avec un poids moyen de 3 kg et un cerveau de 400 à 500 cm3 ». Les idées reçues et les théories établies en prennent un coup !
Un peu dans le même ordre d’idées, Picq s’élève contre l’attribution de l’invention de l’art au seul Homo Sapiens (d’après lui, la flûte découverte récemment à DIVJE BABE, en Slovénie et datée de 45 000 ans, ne peut être que néandertalienne, et « les preuves que les hommes de Neandertal se préoccupent de parure et d’esthétique s’accumulent »), comme il s’insurge ouvertement contre notre conception du progrès en relation avec les modes de vie humains les plus récents : il n’est pas du tout sûr, en effet, constate-t-il, non sans raison, que la « révolution néolithique » ait été un réel bienfait pour l’Homme. Elle a en tout cas entraîné une considérable diminution de la taille corporelle humaine (« entre 10 et 20 cm selon les régions ») et de la taille du cerveau humain (« de 1 600 à 1 360 cm3 en moyenne ») et l’on est à présent certains qu’elle a induit une « diminution drastique de la diversité des ressources alimentaires » combinée à « de nouvelles conditions de stress ».
Il va donc falloir s’y faire : notre espèce n’a vraiment rien de mirobolant, et, à l’instar de Chapouthier, Pascal Picq relie clairement l’éthique à notre nature sociale, et aux besoins de régulation des comportements qui accompagne, forcément, toute vie en groupe très soudé.
Vivre avec les autres, en communauté, impose un contrôle vigilant sur les individus : « tu ne tueras point » et « ma liberté finit là où commence celle de l’autre ».
Aucun besoin d’invoquer une quelconque loi descendue du ciel !
Ce que Picq touche du doigt dans les pages de ce livre, mine de rien, c’est un problème philosophique et épistémologique majeur : « peut-on être soi-même le sujet de sa propre étude ? ». L’Homme est-il capable de porter un quelconque regard extérieur sur lui-même ?
A cette question, il répond oui. A condition, toutefois, de ne pas s’écarter de la voie qu’a tracée un génial précurseur-fondateur du nom de Charles DARWIN.
Mais abandonner les points de vue de l’humanisme classique ne va pas non plus de soi.
Non seulement, en tant qu’êtres humains, les savants demeurent assez enclins à l’anthropocentrisme, mais encore leur répugnance à trop « ravaler l’Homme au rang de l’animal » s’explique souvent aussi par la crainte de dérives du même type que celles qui, bien malheureusement, ont abondé au XXe siècle (holocaustes des deux guerres mondiales, génocides arménien, cambodgien, rwandais, ex-yougoslave, darfourien). Vu sous cet angle, certes, tout ce qui tend à rabaisser l’Homme parait dangereux…compte tenu de ce qu’est, justement, ce « troisième chimpanzé » qu’est l’Homme !
Fondamentalement, l’esprit humain demeure dépendant, et craintif.
Ce qu’oublie peut-être un peu vite Pascal Picq, c’est que nous avons besoin de sens, et de repères.
Il faut compter avec l’angoisse, liée à la conscience complexe de l’Homme.
« Homo Sapiens/Homo Demens », comme dit si bien Edgar MORIN.
Aucun autre animal ne connait le degré d’angoisse que connait l’Homme moderne.
L’Homme, par hyper curiosité naturelle et par angoisse, désire connaître…toutefois, plus il connait, plus ses cadres et ses certitudes se délitent. Plus il connait, plus son angoisse refait surface, encore amplifiée.
Il est par conséquent l’objet d’aspirations contradictoires. Ou peut-être, plutôt, victime d’un réel qui ne répond pas à ses attentes.
Il faut être très fort pour adhérer, sans la moindre réserve, aux positions de Pascal Picq.
Serait-ce que tout se paye, y compris (surtout !) la libération de l’esprit ?
P.Laranco
(1) Il est à présent établi que la Vie n’aurait, sur Terre, jamais pu exister sans l’action déterminante du volcanisme, et que l’Homme, pour sa part, ne serait certainement pas apparu sans l’extinction tout à fait accidentelle des dinosaures, ni sans, à une période bien plus récente, des bouleversements climatiques induits par l’avancée des glaciers.
(2) Lire l’article sur cet ouvrage, dans ce blog.