Tous cyclistes, tous mathématiciens

Publié le 24 février 2011 par Olivier Leguay

En écoutant Juliette, je me suis dit qu'on était tous un peu cycliste avec un petit vélo rouillé.

Pas vous?

Menteur!

Et puis en regardant Thierry, un ancien élève, je me suis dit que chacun pouvait devenir cycliste...

Enfin certains, un peu plus que d'autres...

Alors j'ai réfléchi et je me suis dit que Juliette n'avait peut-être pas eu besoin de Pantani pour faire sa chanson géniale et que ce n'était pas vraiment cette musique qui motivait Thierry lors de ses ascensions.


Et puis j'en ai conclu que je m'étais certainement trompé, lorsque j'avais écrit ce billet, en supposant naïvement que la médiatisation de Grigory Perelman aurait pu servir à la motivation des enfants. Elle n'aurait certainement pas nuit, mais elle n'aurait sans doute eu aucun effet sensible.

Car quand les enfants font des maths, Grigory Perelman est loin... très loin mais ils font quand même de très belles recherches:

Et puis quand on est passionné, on prend les pentes arides. On ne pense pas vraiment à remplir des récipients avec des seringues et des bouteilles mais plutôt à emboîter ses pas dans ceux des maîtres:


Alors tous cyclistes?

Et tous mathématiciens...

En fait l'idée de ce billet, ou plutôt de ce sujet, provient d'une question que je me suis posée: En quoi l'effort de  recherche mathématique d'un petit ou d'un ado est-il différent de celui d'un chercheur? En d'autres termes, je propose deux sous-questions: Faut-il reconstruire sans cesse le decorum scolaire de  la recherche, avec des objets tels que la situation-problème, le problème ouvert... pour qu'il y ait plaisir, recherche et activité mathématique? Et aussi, l'archétype du génie, dépositaire du talent et de la preuve parfaite,  est-il porteur de sens pour la majorité de nos concitoyens en herbe, emportés dans les mathématiques par le seul flux scolaire?

Pour tenter d'imager mes propos, je vais me tourner du coté de la nature et de ses arbres. Combien de discours  se placent à la racine du savoir pour inférer que sans fondations solides l'édifice disciplinaire ne peut survivre et se construire et que les hauteurs des hautes cimes ne sont accessibles qu'au prix de l'effort continu, de l'attention répétée? C'est un peu oublier que si les enfants aiment en majorité grimper aux arbres, la peur et la fragilité des branches les empêchent souvent d'atteindre le faît. C'est aussi omettre que pour survivre et se développer, les arbres ont non seulement besoin des racines mais aussi des feuilles et de leur écorce.

Certes mais alors pourquoi les images mentales archétypales de l'apprentissage  mathématique, et de l'apprentissage en général, prennent souvent le chemin de la sève ascendante, et non celles du bourgeonnement et du recouvrement par l'écorce?

Pourquoi depuis le XVIIIème siècle faut-il impérativement suivre, les pas internalistes des maîtres et non avoir le regard enchanté de l'ethnologue? Certainement parce qu'on suppose implicitement qu'on ne peut pas faire des mathématiques de l'extérieur et que la science mathématique ne peut qu'être interne par ce qui s'est écrit et ce qui est en train de s'écrire et ne peut se dire  entre des lignes de textes, comme ce peut-être le cas en philosophie.

Depuis la petite enfance le système scolaire français s'est peut-être fixé comme mission, de construire une internalité mathématique en dehors de laquelle rien ne pourrait exister, rien n'aurait le droit de cité, en dehors de toute démarche validée par la communauté professionnelle, dont l'image est construite autour de ses figures archétypales de proue. Cette pureté de la démarche est de plus en plus difficile à tenir, d'autant que les élèves spectateurs se sont transformés en élèves acteurs aux capacités de soumission bien moindres que leurs ainés, qui ont plus tendance à bourgeonner qu'à attendre la lente sève hivernale monter.

Le théâtre scolaire a aussi pris l'habitude de clore son spectacle par l'entrée en scène tant retardée de la philosophie. Elle est censée à elle seule résorber tous  les conflits cognitifs issus de l'agrégation stratifiée des connaissances. Le seul problème est que les élèves d'aujourd'hui ont moins que leurs ainés cette capacité de procrastination scolaire et que sans réponse immédiate à leurs questions "métaphysiques", ils ont tôt fait de reléguer, à la première occasion venue, au rang des disciplines "fardeau", l'activité mathématique dont la pratique régulière est imposée depuis l'âge le plus bas et la philosophie, dont l'arrivée tardive n'est plus suffisante à assurer le coup de théatre scolaire, au lieu d'attendre placidement, pendant des années, cette dernière afin qu'elle tente de répondre à leurs questions embryonnaires différées. Les disciplines scolaires de la rigueur et de la liberté se sont érodées avec le temps pour ne plus offrir que leur face lisse. Leur ruguosité n'est plus comprise par l'ensemble d'un public, décalé devant des implicites trop lointains.

La réthorique de la sève scolaire a peut-être vécu et devrait certainement être remplacée, au moins en partie, par celle du recouvrement par le feuillage, de la proximité de l'écorce et du bourgeonnement.

A avoir peut-être beaucoup attendu confortablement, au milieu de leur jardin d'Eden mathématique et d'une société qui s'est emparée de leurs armes pour effrayer le peuple, les mathématiques, en particulier françaises, payent certainement aujourd'hui le tribu de  l'internalité et doivent retrouver le chemin de la douce écorce et du feuillage afin de redonner de la douceur là où il n'y avait qu'ascension compétitive et abstraction diffuse.

Alors, je me suis dit que du point de vue des feuilles et de l'écorce, la cime d'un arbre n'était pas plus éloignée que ses racines. Je me suis aussi dit que si la totalité du tronc n'est pas intégralement parcourue, ce n'est peut-être pas non plus un crime de lèse-majesté car l'arbre a besoin d'un peu plus que de sa sève et de son tronc pour survivre.

Dans le cas où ce point de vue serait adopté (ce qui me parait encore prématuré), et construirait sa propre réthorique de frontière - celle existant en ce moment reste encore internaliste, tout en faisant apparaître l'expérience comme entrée possible à ce monde fermé et suit toujours le processus ascentionnel implicite d'accès à la beauté de la preuve par un chemin accessible - il faudrait rendre clair l'implicite scolaire suivant:

Il existe des procédures d'apprentissage scolaire qui se distinguent des voies de découverte d'origine externe et qui se distinguent des voies de pratique interne.

Pour illustrer mes propos, je dirai que l'apprentissage des tables de multiplication, d'un discriminant ou du théorème de Pythagore appartiennent, dans un premier temps, au groupe des apprentissages scolaires avec la nécessité de les concevoir comme des automatismes afin de les fixer durablement. C'est le bois  de l'arbre sans la sève. Il reste en outre,  la matière première indispensable à "l'arboréïté", celle qui nécessite une construction lente et structurée. Les rallyes mathématiques, les activités de découverte concrètes, les pratiques instrumentées, la communication autour des mathématiques sont des clés d'entrée  qui constituent le feuillage de la discipline. Ils sont incontournables et permettent une respiration. Sans cela, l'arbre  retourne à sa symbolique cachée, à son ésotérisme isolé et abscons, il ne peut être approché, saisi de près,  recouvert et apparaître comme rassurant. La rigueur, l'abstraction et la pratique vues comme compétition, comme dépassement des autres, et de soi, comme impératif incontournable, visant à atteindre un lointain sommet forment certes la sève mais elle ne doit pas oublier qu'elle n'est pas la seule à faire vivre les arbres dans la forêt. La peau est aussi indispensable à l'être humain que le sang.

Loin d'être seules responsables d'une situation tragique qu'elles n'ont sans doute pas envisagée, l'institution scolaire et les disciplines académiques ont trouvé écho, pendant tout ce temps, au même confort chez leurs clients, récipiendaires en tous genres de la formation initiale, bienheureux, eux aussi, de trouver une formation de qualité.  Même s'ils en critiquaient certains aspects, le travail était fait sans qu'ils aient eu à s'investir beaucoup dans l'affaire. Seulement la donne a changé et le besoin démocratique de formation initiale s'est fait grandissant. Les politiques y ont répondu par la massification de l'enseignement, mais semblent aujourd'hui rester bien seuls face à des clients qui n'ont comme premier souci,  que les délocalisations elles aussi massifiées et  la réduction d'effectif de certaines catégories de services publics, les plus représentées... pas nécessairement les moins utiles. Alors, la réponse ne se fait pas attendre, la massification restera dans l'enseignement, mais ce sera à moindre coût. L'hiver pédagogique est à nos portes et si l'influence corporatiste a été très influente en temps de vaches grasses, il faudra redoubler d'énergie pour non seulement retrouver cette influence, mais en plus adapter la rhétorique aux besoins de massification en temps de vaches maigres!

Enfin après l'hiver, c'est le printemps, non ?

Alors tous cyclistes, tous mathématiciens...