Après la merveilleuse exposition Qui es-tu Peter ? il était difficile de surprendre encore le public. Pour Marie-Ange Moulonnet, directeur de l'Espace culturel Vuitton, une seule direction possible, celle de l'Ailleurs.
L'intitulé est bref et signifiant. Le pari est encore une fois réussi et à défaut de vous prendre par la main pour vous emmener faire ce voyage, je vais tenter de vous en montrer les principales étapes à travers quelques photographies prises sur le vif.
S'il faut se référer à un artiste-voyageur en particulier c'est Paul Gauguin qui s'impose. Le déplacement physique est vécu comme nourricier. Matelot à 16 ans, Paul Gauguin n'a cessé de voyager, même très affaibli et affecté par la mort d'une de ses filles. Le peintre arrive en 1901 dans les îles Marquises, après un détour par Tahiti. Il peint aussitôt la Fuite, cette petite aquarelle et gouache sur papier au titre évocateur. Il meurt en 1903. Il n'a que 45 ans ...
Bas Jan Ader est une autre figure emblématique. Il s'est forgé une réputation de jusque-boutiste avec une série de chutes, allant jusqu'à 8 mètres de haut. Il était capable de se suspendre à une branche d'arbre jusqu'à tomber d'épuisement. Plus encore que Napoléon il croyait à l'impossible. L'ailleurs était repoussé au-delà de toutes les limites, par parti-pris artistique. Il entreprend la traversée de l'Atlantique sur une embarcation dérisoire, qu'il sait inapproprié et se perdra en mer. Le bateau, In search of the Miraculous, seul, survivra, échoué sur une cote irlandaise neuf mois après le départ.
Joanna Malinowska est une fervente admiratrice de Glenn Gould. Elle ressent l'ailleurs dans le temps que la musique mesure. Elle est allée le plus loin possible en Alaska pour déposer un lecteur de musique fonctionnant à l'énergie solaire et qui diffuse en permanence les Variations Goldberg, là où le pianiste aurait voulu les jouer. La rapidité de son interprétation demeure une référence absolue, et un miracle si on considère sa posture insensée (il jouait assis sur une chaise dont il avait fait scier les pieds, pour avoir les mains en hauteur et le nez sur les touches, pour demeurer dans la même position qu'il avait lorsqu'il avait appris le piano avec sa mère). Nous voyons et entendons l'instrument comme si nous y étions, c'est-à-dire quelques bribes musicales, mais surtout le vent. Se référant explicitement au travail à la mémoire de Bas Jan Ader, elle a intitulé son œuvre In Search of the Miraculous, Continued .../ part II of three.
Olivier Leroi œuvre dans le décalage. J'aurais aimé croiser dans le Parc de Chambord les brigadistes à vélo auxquels il a greffé des bois de cerf en guise de guidon. Je n'ai rencontré cet été que des Médines, déjà bien surprenantes. Olivier Leroi voit les choses différemment du commun des mortels. Le canapé rouge où Michel Drucker reçoit avec bonhommie ses invités de Vivement Dimanche lui apparait comme un moulage de gencive après l'extraction des canines.
L'ailleurs est pour cet artiste très proche ou très lointain. Il apprend que l'Antarctique n'a pas de drapeau. Il lui en dessine un aux couleurs de son principal habitant, le manchot, en respectant la proportion des couleurs de sa robe. Et c'est si réussi qu'on a peine à croire que ce n'est pas la réalité. enfin, pas encore.
Laurent Mulot intervient un peu dans le même état d'esprit. Il fonde le réseau International des Centres d'Art Contemporain Fantômes (CGAC en anglais) dont le titre lui a été suggéré par le premier couple de gardiens australiens, seuls à 8o0 km de la première ville. Le dernier en date a été inauguré en Terre-Adélie. Le réchauffement climatique est suggéré par la fonte d'un lettrage tridimensionnel de glace et suggère la transformation de l'être par le néant, ou presque. Une œuvre en mouvement qui sera différente à chaque moment.Comme l'indique le terme fantôme, la structure n'existe pas en tant que telle, sauf sa matérialisation par une plaque et son gardiennage. Le centre français est Rochefourchat, dans la Drôme, avec un seul habitant recensé.
Lucy et Jorge Orta pratiquent l'art humanitariste. Ils ont mis en place le Village Antarctique en 2007, un village pionnier de tentes à partir de drapeaux, accompagnant leur démarche de la création d'un passeport mondial remis à tous ceux qui soutiennent leur entreprise et qui sont prêts à vivre en tant que citoyen du monde. Soit en privilégiant le respect de l'autre, de l'environnement, combattre le racisme, la violence et la barbarie, et promouvoir la démocratie.
Changement d'univers avec Fernando Prats qui vit et travaille en Espagne et au Chili. Il noircit des papiers de fumée charbonneuse qui lui servent ensuite de toiles, laissant la nature "faire le travail" pour lui. L'eau, un arbre, le vent fixeront leurs empreintes. On le voit sur cette photo (ci-contre) feuilleter le catalogue des œuvres ainsi obtenues.
On clame aux parents la vertu de l'ennui pour leurs enfants, tentant de les convaincre que c'est le meilleur moyen de développer leur créativité. Marc Horowitz en est la parfaite illustration. Il se sent délaissé et note son téléphone sur un cliché qu'il a réalisé dans le cadre de son travail de publicitaire en ajoutant "Dinner with Marc". Cette blague arrive dans des millions de foyers. Marc perd son job mais gagne des dizaines de milliers d'invitations, affrète un camping-car, prend la route et ... 20 kilos au fil du temps. L'échec devient un succès artistique, médiatisé au-delà de ce qui est imaginable. Avec Marc, l'ailleurs est ici, toujours et maintenant. Bonne nouvelle : l'homme a gardé un sourire communicatif et retrouvé sa ligne de jeune homme.
Fabrice Langlade suscitait l'étonnement le soir du vernissage. Adepte du conseil de Goethe : Créé, artiste et ne parle pas, le sculpteur affichait une préoccupation obsessionnelle, celle de n'être photographié qu'en pied. Le voici acceptant néanmoins de bonne grâce de poser devant la Tour Eiffel, aussi droite qu'un I, laissant apparaitre son projet de Pont en porcelaine en Mongolie comme un rêve holographique.
Ce projet, appelé réellement à être réalisé, sera comme une apostrophe, un nuage posé au croisement de l'Orient et de l'Occident dans le pays du monde qui compte le moins d'arbres. préfigurant le bâton que les cavaliers plantent là où il demeurent quelques instants en paix avant de reprendre la route, on pourra potentiellement passer le pont à cheval dessous, comme dessus.
Andreas Angelidakis est scénographe du merveilleux. Il évolue dans un univers où l'idée et la construction se rejoignent, faisant de son ordinateur un musée. Ses créations architecturales se bâtissent et se déconstruisent en une boucle infinie de 20, 25 ou 40 secondes.
Laurent Tixador se situe à l'opposé de la contemplation d'un jardin. Il s'est enterré deux mètres sous terre, pendant vingt jours, avec Abraham Poincheval pour vivre une expérience particulière de l'ailleurs. L'homme fut le premier artiste au Pôle Nord. C'est dire combien il ne craint pas les péripéties. Cette fois le voyage, quoique court en terme de distance, fut étrange, donnant l'impression de circuler dans la mort, seul face à soi-même. Le rapport émotionnel reste palpable et l'artiste confie que les 4 premiers jours furent les plus durs.
Ils n'ont manqué de "rien". Les trois repas quotidiens étaient précieusement conservés caisse par caisse. Un vieux téléphone de l'armée américaine les reliait au monde du dehors. Les vitrines montrent ce qui a pu être réalisé ensuite sous l'influence du lieu avec des objets souvenirs.
La première œuvre avec laquelle on est en contact à l'arrivée à l'Espace culturel est cette immense carte de Yann Dumoget, lui aussi artiste participatif à l'instar de Marc Horowitz , à ceci près qu'il fut précurseur. Ami Barak, curateur et critique, ami de longue date de Yann, admire sa ténacité, et la permanence de son attitude, l'empêchant de se poser comme une malle ... un comble dans cet endroit !
L'homme est adepte du contact direct. il a entrepris un voyage aléatoire de deux ans le conduisant ici ou là au hasard des rencontres et des messages à porter. C'est sans doute le seul artiste à avouer aussi franchement un échec qui n'en est pas véritablement un car il pressentait que la mondialisation était plus favorable aux marchandises qu'aux êtres humains. Les difficultés administratives ont eu raison de son enthousiasme mais il revient avec bonne humeur, toujours prêt à acheter à tours de bras l'amitié du premier venu en lui tendant un billet portant l'inscription de son numéro de téléphone. Je n'ai pas fait l'expérience d'appeler. Enfin pas encore ... j'attends d'être à proximité de son atelier montpelliérain pour solliciter un entretien, en espérant qu'il ne sera pas déjà parti sur d'autres routes, en Islande probablement.
Yann Dumoget me confiait qu'il avait songé à garder trace de ses expériences dans un blog mais que l'ampleur des contraintes l'avait freiné tant qu'il avait renoncé (je comprends ... et je songe qu'écrire dans un blog peut être une voie vers l'ailleurs dès lors qu'on a pour objectif de faire partager des univers où le lecteur ne serait pas allé spontanément...). Il pose devant sa carte en compagnie d'un violoncelliste qui a joué toute la soirée du vernissage en écho à l'esprit de la songline du marcheur nomade.
Je me suis moins attardée auprès des œuvres de Giovanni Anselmo et de Luc Mattenberger.
En revanche l'univers de Tïa-Calli Borlase m'a fascinée.
Ses "sculptures membranes" se balancent comme des créatures sous-marines sur un fond Bordeaux qui évoque le sang sans vulgarité.
On sent une proximité avec l'univers des Lalanne. Au départ elle sculptait dans la résine mais sa toxicité (les Nanas de Niki de Saint-Phalle ont considérablement abrégé sa vie) l'a conduite vers le latex et les baleines de corsets qu'elle achète par 300 mètres. Elle travaille clandestinement dans des chambres d'hôtel, prend vite une photo-mémoire avant de s'échapper.
Cavalière émérite elle développe aussi des projets plastiques relatifs au cheval comme cette silhouette qui est exposée dans la vitrine de la rue Bassano.
Il m'a semblé que les autres vitrines étaient dans le ton, très noir et blanc de cette exposition qu'il faut aller voir avant le 8 mai 2011, d'autant qu'elle est gratuite et que tous les publics sont accueillis avec le même intérêt.
Espace culturel Louis Vuitton, 60 rue de Bassano, 75008 Paris, 01 53 57 52 03
du lundi au samedi de 12 à 19 heures, dimanche et jours fériés de 11 à 19 heures