L’homme révolté

Publié le 23 février 2011 par Ttdo

Au moment où les peuples arabes se soulèvent et où la frustration et la colèregrandissent en Europe il est bon de lire ou relire ce qu’écrivait, il y a soixante ans, Albert Camus dans son très grand livre :  L’homme révolté .[1]

« Une action révolutionnaire qui se voudrait cohérente avec ses origines devrait se résumer dans un consentement actif au relatif. Elle serait fidélité à la condition humaine. Intransigeante sur ses moyens, elle accepterait l’approximation quant à ses fins et, pour que l’approximation se définisse de mieux en mieux, laisserait libre cours à la parole. Elle maintiendrait ainsi cet être commun qui justifie son insurrection. Elle garderait, en particulier, au droit la possibilité permanente de s’exprimer. Ceci définit une conduite à l’égard de la justice et de la liberté. Il n’y a pas de justice, en société, sans droit naturel ou civil qui la fonde. Il n’y a pas de droit sans expression de ce droit. Que le droit s’exprime sans attendre et c’est la probabilité que, tôt ou tard, la justice qu’il fonde viendra au monde. Pour conquérir l’être, il faut partir du peu d’être que nous découvrons en nous, non le nier d’abord. Faire taire le droit jusqu’à ce que la justice soit établie, c’est le faire taire à jamais puisqu’il n’aura plus lieu de parler si la justice règne à jamais. A nouveau, on confie donc la justice à ceux qui, seuls, ont la parole, les puissants. Depuis des siècles, la justice et l’être distribués par les puissants se sont appelés bon plaisir. Tuer la liberté pour faire régner la justice, revient à réhabiliter la notion de grâce sans l’intercession divine et restaurer par une réaction vertigineuse le corps mystique sous les espèces les plus basses. Même quand la justice n’est pas réalisée, la liberté préserve le pouvoir de protestation et sauve la communication. La justice dans un monde silencieux, la justice asservie et muette, détruit la complicité et finalement ne peut plus être la justice. La révolution du XXe siècle a séparé arbitrairement, pour des fins démesurées de conquête, deux notions inséparables. La liberté absolue raille la justice. La justice absolue nie la liberté. Pour être fécondes, les deux notions doivent trouver, l’une dans l’autre, leur limite. Aucun homme n’estime sa condition libre, si elle n’est pas juste en même temps, ni juste si elle ne se trouve pas libre. La liberté, précisément, ne peut s’imaginer sans le pouvoir de dire en clair le juste et l’injuste, de revendiquer l’être entier au nom d’une parcelle d’être qui se refuse à mourir. Il y a une justice, enfin, quoique bien différente, à restaurer la liberté, seule valeur impérissable de l’histoire. Les hommes ne sont jamais bien morts que pour la liberté : ils ne croyaient pas alors mourir tout à fait.

Le même raisonnement s’applique à la violence. La non-violence absolue fonde négativement la servitude et ses violences; la violence systématique détruit positivement la communauté vivante et l’être que nous en recevons. Pour être fécondes, ces deux notions doivent trouver leurs limites. Dans l’histoire considérée comme un absolu, la violence se trouve légitimée; comme un risque relatif, elle est une rupture de communication. Elle doit conserver, pour le révolté, son caractère provisoire d’effraction, être toujours liée, si elle ne peut être évitée, à une responsabilité personnelle, à un risque immédiat. La violence de système se place dans l’ordre; elle est, en un sens, confortable. Führerprinzip ou Raison historique, quel que soit l’ordre qui la fonde, élit règne sur un univers de choses, non d’hommes. De même que le révolté considère le meurtre comme la limite qu’il doit, s’il s’y porte, consacrer en mourant, de même la violence ne peut être qu’une limite extrême qui s’oppose à une autre violence, par exemple dans le cas de l’insurrection. Si l’excès de l’injustice rend cette dernière impossible à éviter, le révolté refuse d’avancer la violence au service d’une doctrine ou d’une raison d’État. Toute crise historique, par exemple, s’achève par des institutions. Si nous n’avons pas de prise sur la crise elle-même, qui est le risque pur, nous en avons sur les institutions puisque nous pouvons les définir, choisir celles pour lesquelles nous luttons et incliner ainsi notre lutte dans leur direction. L’action révoltée authentique ne consentira à s’armer que pour des institutions qui limitent la violence, non pour celles qui la codifient. Une révolution ne vaut la peine qu’on meure pour elle que si elle assure sans délai la suppression de la peine de mort; qu’on souffre pour elle la prison que si elle refuse d’avance d’appliquer des châtiments sans terme prévisible. Si la violence insurrectionnelle se déploie dans la direction de ces institutions, les annonçant aussi souvent que possible, ce sera la seule manière pour elle d’être vraiment provisoire. Quand la fin est absolue, c’est-à-dire, historiquement parlant, quand on la croit certaine, on peut aller jusqu’à sacrifier les autres. Quand elle ne l’est pas, on ne peut sacrifier que soi-même, dans l’enjeu d’une lutte pour la dignité commune. La fin justifie les moyens? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin? A cette question, que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens.

Que signifie une telle attitude en politique? Et d’abord est-elle efficace? Il faut répondre sans hésiter qu’elle est seule à l’être aujourd’hui. Il y a deux sortes d’efficacité, celle du typhon et celle de la sève. L’absolutisme historique n’est pas efficace, il est efficient; il a pris et conservé le pouvoir. Une fois muni du pouvoir, il détruit la seule réalité créatrice. L’action intransigeante et limitée, issue de la révolte, maintient cette réalité et tente seulement de retendre de plus en plus. Il n’est pas dit que cette action ne puisse vaincre. Il est dit qu’elle court le risque de ne pas vaincre et de mourir. Mais ou bien la révolution prendra ce risque ou bien elle confessera qu’elle n’est que l’entreprise de nouveaux maîtres, justiciables du même mépris. Une révolution qu’on sépare de l’honneur trahit ses origines qui sont du règne de l’honneur. Son choix en tout cas se limite à l’efficacité matérielle, et le néant, ou le risque, et la création. Les anciens révolutionnaires allaient au plus pressé et leur optimisme était entier. Mais aujourd’hui l’esprit révolutionnaire a grandi en conscience et en clairvoyance; il a derrière lui cent cinquante années d’expérience, sur lesquelles il peut réfléchir. De plus, la révolution a perdu ses prestiges de fête. Elle est, à elle seule, un prodigieux calcul, qui s’étend à l’univers. Elle sait, même si elle ne l’avoue pas toujours, qu’elle sera mondiale ou ne sera pas. Ses chances s’équilibrent aux risques d’une guerre universelle qui, même dans le cas d’une victoire, ne lui offrira que l’Empire des ruines. Elle peut alors rester fidèle à son nihilisme, et incarner dans les charniers la raison ultime de l’histoire. Il faudrait alors renoncer à tout, sauf à la silencieuse musique qui transfigurera encore les enfers terrestres. Mais l’esprit révolutionnaire, en Europe, peut aussi, pour la première et la dernière fois, réfléchir sur ses principes, se demander quelle est la déviation qui l’égaré dans la terreur et dans la guerre, et retrouver, avec les raisons de sa révolte, sa fidélité. »



[1] Folio essais, p. 362-366

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