Billet non sponsorisé par Ch*r*l

Publié le 21 février 2011 par Francisbf

Il était là, assis dans la paille, soufflant par les naseaux, me fixant du regard. Dans ses yeux noirs brillaient la haine ancestrale de son espèce pour la nôtre, une haine ressassée tout au long de sa vie, une haine farouche tétée au pis de sa mère. Et en face de lui, en face de ce produit parfait de millénaires d'évolution, en face de ce dernier rejeton en date d'une lignée ininterrompue de bêtes musculeuses, de survivantes, une espèce que même les tigres à dents de sabre n'avaient su éteindre avant qu'il ne soit trop tard, qu'étais-je ? Un malheureux stagiaire, transi, hagard, et même pas armé.

Tout avait commencé d'une manière si anodine. Au petit-déjeûner, Laurent, mon maître de stage, m'avait lancé entre deux bouchées de boudin noir « T'iras vouere dans la grande stabule, eul' Noiraude a mis bas c'te nuit, tu m'foutras l'viau à la niche. (1)».

Ces quelques paroles, prononcées du ton bourru du paysan haut-marnais, ne laissaient pas entendre que j'allais avoir affaire à un psychopathe homicide.

Je mis mes bottes, enfilai mon manteau, et sortis de la ferme. Le soleil ne s'était pas encore levé, et l'air glacé me piquait le visage. Arrachant chaque pas à une boue dont la froidure saisissante transperçait mes bottes, je m'avançai vers l'étable, et, dans un grincement sinistre, j'en ouvris la grille.

Je restai un moment debout à l'entrée, sur la paille souillée, le temps que mes yeux s'accoutument à l'obscurité.

Mon adversaire m'attendait, couché près du mur. A mon premier pas sur son territoire, il se leva, lentement, faisant craquer ses articulations, et fixa sur moi ses yeux noirs. Je n'eus qu'à peine le temps de songer au premier paragraphe  de cet article avant que son instinct de tueur ne prenne le dessus sur une éventuelle crainte qu'il aurait pu ressentir devant un être qui le dépassait de la tête, des épaules, du torse, des hanches et des cuisses.

Il se jeta sur moi, tête en avant, pour me cogner au niveau des genoux, me faisant trébucher, et, profitant de mon déséquilibre, m'en remit un un peu plus haut. Je sifflai « petit salaud ! » entre mes dents, essuyai d'un revers de main le sang qui me couvrait le visage (2), et me relevai lentement.

Nous nous toisâmes du regard pendant quelques instants. Puis je poussai un hurlement inarticulé, la caméra sauta sur la gueule écumante du veau dont le beuglement fit trembler les murs, et nous nous jetâmes l'un sur l'autre, au son d'une musique hard-rock. La lutte dura de longues minutes, jusqu'à ce qu'enfin, je réussisse à le saisir par le milieu en grognant, et à le soulever à bras-le-corps pour tituber jusqu'à la niche où je le posai avec plus d'égards qu'il ne méritait. J'eus d'ailleurs à peine le temps de le mettre par terre qu'il se reprécipitait sur moi pour me pousser dehors à coups de tête et tenter de s'échapper. Heureusement, je réussis, à mon corps défendant, à refermer la niche en bloquant l'entrée avec des planches.

Je n'aurais jamais cru qu'un veau né cinq heures plus tôt puisse être aussi vicieux et costaud. Meme un croisé limousin.

Ce ne devait pas être la dernière fois que j'allais devoir lui faire face. Un peu plus tard, j'ai été chargé de lui apprendre à téter au biberon, puis chargé tout court, dans la niche, une fois de plus. Hé ben quand on est courbé en deux dans une boite fermé derrière soi par des planches, c'est impressionnant. Quelques jours plus tard, il réussissait à s'enfuir de la niche, on a jamais compris comment.

Honnêtement, ces animaux sont dangereux. Ils représentent une menace sérieuse pour l'humanité. Ils nous haïssent. Faites un geste pour notre survie. Mangez du boeuf.

  1. je l'appelle la Noiraude par licence poétique. En fait, son vrai nom devait être 21367, ou quelque chose comme ça. Et par ailleurs, Laurent, mon maître de stage, était tristement dépourvu du moindre accent péquenot.

  2. Une partie de cette séquence est un poil romancée. Pour ne pas nuire à l'action et au caractère dramatique de l'épisode qui se déroule dans ces lignes, j'ai omis de préciser que cette saloperie de bestiole était couverte de restes de placentas, et surtout de bouse. J'ai gardé mon manteau tel quel pendant quelques mois, comme trophée.