Depachika ... et une histoire de fraisier chez Yoko Ogawa

Publié le 21 février 2011 par Asiemute

Si vous deviez ne passer qu'une journée à Tokyo ou dans toute autre grande ville du Japon, je vous conseille vivement de vous rendre dans un depachika (rayon alimentation d'un grand magasin). Ici, le depachika qui se situe au sous-sol du grand magasin Seibu à Ikebukuro (Tokyo).

On y trouve tous les produits alimentaires japonais et aussi occidentaux : légumes, fruits, viandes, poissons, vins, thés, pâtisseries, chocolats, épices ...  mais aussi des plats cuisinés et les fameux bento. Une grande partie des stands propose une dégustation de leurs produits, toujours d'excellente qualité.

Le fameux fraisier dont vous pouvez voir (ou revoir) la vidéo ICI

D'autres petites vidéos faites au depachika du Seibu


Ce n'est pas dans un depachika mais dans une petite pâtisserie de quartier que se passe cette nouvelle de Yoko Ogawa.  Cet extrait  n'est pas très gai, plutôt morbide, comme souvent chez cette auteure qui explore avec une précision chirurgicale les méandres de l'âme humaine. Son univers trouble, perturbant et fascinant à la fois peut déranger le lecteur. On aime ou on déteste Yoko Ogawa. Personnellement je fais partie de ceux qui aiment (sinon je n'en parlerais pas ...) se plonger dans ses ouvrages où se cotoient très souvent morbide, cruauté, extravagance et tendresse. Une auteure dérangeante à m'en pas douter, mais qui sait si habillement tisser sa toile qu'on s'y laisse volontiers capturer.

Un après midi à la pâtisserie 

- Il n'y a personne ?
Une vieille femme venait d'entrer, soudain. Petite et ronde, elle portait un tablier en plastique fatigué. Le brouhaha extérieur qui s'était introduit par l'entrebâillement de la porte disparut aussitôt.
- Les clients attendent. Où est-elle passée ? C'est absolument incroyable de laisser tomber les clients de cette façon !
Nous avons attendu un moment l'une à côté de l'autre. La vieille femme a renoué son foulard autour de son cou, tapoté le sol du bout de la chaussure, tripoté la fermeture à glissière de sa pochette noire qui semblait servir aux encaissement. J'ai pensé qu'elle réfléchissait à un sujet de conversation qui nous permettrait de passer le temps.
- Ici, les gâteaux sont bons, vous savez. Comme on utilise des épices de chez nous, il n'y a pas de mélanges bizarres, voyez-vous.
- Ah bon ? C'est très bien.
- D'habitude, il y a beaucoup plus de clients, c'est drôle, aujourd'hui. Vous savez, parfois il arrive même qu'on fasse la queue dehors.
Toutes sortes de gens, de jeunes couples, de vieux messieurs, des touristes, des policiers en tournée, passaient devant la vitrine, mais personne ne faisait attention à la boutique.
La vieille femme se tourna vers la place, passa les doigts dans ses cheveux frisottés. Chaque fois qu'elle remuait, elle dégageait une odeur bizarre. Un vague mélange d'herbes médicinales et de fruits trop mûrs, mêlé au plastique de son tablier. Ca ressemblait aussi à l'odeur humide s'échappant de la petite serre du jardin où mon père cultivait autrefois ses orchidées, au moment précis où j'ouvrais en silence la petite porte alors qu'il avait interdit aux enfants d'y pénétrer. Mais cette odeur n'était pas du tout désagréable. Bien au contraire, grâce à elle, la vieille femme m'était sympathique.
- C'est bien qu'il y ait des fraisiers à la crème ... Je désignais la vitrine réfrigérée. En plus, ce sont des vrais. De véritables short-cakes, sans gélatine ni fruits bizarres, ni personnages décoratifs, de la crème et des fraises, c'est tout.
- Oui, vous avez raison. Je vous les garantis. C'est le meilleur gâteau de la boutique. Parce que vous savez, à la base, il y a notre bonne vanille.
- C'est pour mon fils. Aujourd'hui c'est son anniversaire.
- Ah bon ? Toutes mes félicitations. Et votre fils a quel âge ?
- Six ans. Il aura toujours six ans. Il est mort.
Il était mort douze ans plus tôt, à l'intérieur d'un réfrigérateur. Asphyxié à l'intérieur d'un réfrigérateur cassé mis au rebut dans une décharge.
Quand je l'ai découvert, au début je n'ai pas cru qu'il était mort. Comme il n'était pas rentré à la maison depuis trois jours, j'ai seulement pensé qu'il baissait la tête, honteux parce qu'il n'osait pas se présenter devant moi.
A côté se trouvait une femme inconnue, immobile, l'air égaré. Je me suis rendu compte aussitôt que c'était elle qui l'avait trouvé. Ses cheveux étaient en désordre, son visage livide, et ses lèvres tremblaient. C'était elle qui avait l'air plus morte que vive.
Je ne suis pas fâchée, tu sais. Allez, viens. Je vais te prendre dans mes bras. J'ai acheté ton gâteau d'anniversaire, tu sais. Rentrons à la maison, veux-tu bien ?
Mais il ne bougeait toujours pas. Il s'était adroitement recroquevillé, afin de ne pas bousculer les étagères, le compartiment à oeufs et le bac à glaçons, ses jambes étaient correctement repliées, et son visage était enfoncé dans ses genoux. Il était resté tellement longtemps enfermé ainsi qu'on aurait dit que le contour de son dos s'était entièrement fondu dans les ténèbres.
C'était tout noir à l'intérieur. Et pourtant son cou luisait faiblement. Sa finesse, la couleur de la peau, le duvet transparent, je connaissais tout cela. Non, c'est faux, il dort, voyez-vous. C'est normal, n'est-ce pas ? Puisqu'il n'a rien mangé. Il est fatigué, je crois. Transportons-le sans bruit pour ne pas le réveiller. Laissons-le dormir autant qu'il veut. Bientôt, il se réveillera, j'en suis sûre ...
Mais la femme n'a pas daigné me répondre.
La réaction de la vieille dame fut différente de toutes celles auxquelles j'avais été confrontée jusqu'alors. Sur son visage, il n'y eut ni compassion, ni surprise, ni embarras. La personne en face de moi avait beau essayer de se comporter le plus naturellement possible, je ne me laissais pas berner. Depuis que j'avais perdu mon fils, j'avais acquis la capacité de déchiffrer l'expression des gens. C'est pour cette raison que je sus tout de suite que la vielle dame était sincère.
Elle ne regrettait pas de m'avoir posé la question, et ne me tenait pas rigueur non plus de livrer ainsi mon passé à quelqu'un d'inconnu.
- Bon, alors vous avez encore plus raison d'avoir choisi cette pâtisserie, vous savez. Parce qu'il n'y a pas de meilleurs gâteaux en ce monde qu'ici. Votre fils va être content. Parce qu'on donne les bougies en prime, vous savez. Il y en a toute une boîte, on peut choisir celles que l'on veut. Rouges, bleues, roses, jaunes, avec des fleurs, des papillons, des animaux, il n'y a qu'à faire son choix.
Elle souriait presque. D'un sourire qui convenait merveilleusement bien au calme régnant à l'intérieur de la boutique. J'ai pensé que peut-être elle ne connaissait pas la signification du mot "mort". A moins qu'elle ne sache, au contraire, absolument tout au sujet de la mort humaine.
Même après avoir compris que mon fils ne reviendrait pas à la vie, j'ai gardé le fraisier que nous aurions dû manger ensemble. J'ai passé mes journées à le regarder pourrir. C'est d'abord la crème qui a changé de couleur, le gras remontant à la surface, fondant et salissant la cellophane autour. Les fraises se desséchèrent, se déformant comme une tête d'enfant monstrueux. La génoise perdit sa souplesse, tomba en miettes et finit par moisir.
- Comme c'est beau, les moisissures, murmurai-je.
Elles arrivaient l'une après l'autre, comme de petites créatures cachées dans le cosmos qui seraient descendues en voltigeant. De toutes les couleurs et de toutes les formes, elles recouvraient le gâteau.
- Tu vas me jeter ça, ordonna mon mari, très en colère.
Je n'arrivais pas à comprendre comment on pouvait traiter de cette manière le gâteau que mon fils aurait dû manger. Je le lui lançai en pleine figure. Les miettes et les moisissures s'éparpillèrent sur ses cheveux, ses joues, son cou et sa chemise. Une terrible odeur se répandit. J'eus l'impression de respirer l'odeur de la mort.
Les fraisiers à la crème avaient été placés en plein milieu de l'étagère supérieure, à l'endroit le mieux en vue de la vitrine réfrigérée. Ils n'étaient pas très gros, mais pas trop raffinés non plus, et ils étaient décorés de trois fraises entières. Nulle part ils n'avaient l'air d'être en train de pourrir. On aurait dit qu'ils resteraient toujours ainsi sans se détériorer.
- Je crois que je ne vais pas tarder à m'en aller.
La vieille femme s'était levée et, après avoir défroissé le devant de son tablier, jetait de fréquents coups d'oeil en direction de la rue venant de la place pour voir si la personne de la boutique ne venait pas.
- Je vais attendre encore un peu.
- Ah, c'est une bonne chose.
Elle tendit le bras, toucha discrètement ma main. Son geste avait été si naturel que je ne l'ai pas tout de suite compris.
C'était une main ridée et rugueuse. Ses tendons ressortaient, la bordure de ses ongles était sale. Peut-être parce qu'elle manipulait toutes sortes d'épices. Et pourtant la tiédeur de sa main restait indéfiniment. J'eus l'impression qu'en allumant les jolies petites bougies dont elle m'avait parlé, je ressentirais la même sorte de chaleur.
- Je vais regarder dans deux ou trois endroits où la personne de la boutique pourrait se trouver, et si je la vois, je vais lui dire de revenir tout de suite.
- Je vous remercie.
- Mais de rien. Allez, au revoir.
Et, sa pochette sous le bras, elle sortit par la porte tournante. Je remarquai dans son dos que le ruban de son tablier était presque défait et je voulus la prévenir, mais je n'en eus pas le temps. La vieille dame avait déjà disparu au milieu de la foule sur la place. Je me retrouvai encore une fois toute seule.

Extrait de "Tristes revanches", recueil de nouvelles de l'auteure japonaise Yoko Ogawa


Quatrième de couverture

Une jeune femme entre dans une pâtisserie pour acheter un gâteau d'anniversaire à son fils mort depuis longtemps. Dans l'arrière-boutique, une vendeuse pleure en silence.
Un journaliste arrive dans un hôtel sur lequel il doit écrire un article. Dans sa chambre s'est installée une femme. Elle s'en va aussitôt mais ne quitte pas les abords de l'hôtel. Elle rôde en portant un curieux fardeau.
Une maroquinière confectionne pour une chanteuse de bar un sac délicat et précieux dans lequel la belle va déposer son coeur, cette étrange excroissance placée non pas à l'intérieur mais à l'extérieur de sa cage thoracique ...

Dans chacune de ces onze nouvelles, un détail parfois infime, évoque la précédente ou annonce la suivante pour former une spirale, une chaîne soutenant la trame du livre et créant ainsi une subtile mise en abyme.