Parmi les nombreuses parutions présentes et à venir sur WikiLeaks, je me suis intéressée de près à « Inside Wikileaks ». Et pour cause, j'en suis l'une des traductrices.
Dans « Inside WikiLeaks », il raconte trois années d'ivresse, et nous fait pénétrer « dans les coulisses du site Internet le plus dangereux du monde ». Le livre était encore en écriture fin décembre, alors que nous avions déjà commencé à le traduire, des conditions acrobatiques qui expliquent le nombre inhabituel de traducteurs (quatre, pour la vf).
La presse en a beaucoup parlé lors de la parution en Allemagne, il y a une dizaine de jours
. Libé en a fait sa une le 10 février, Audrey Pulvar a interviewé son auteur sur i-télé, Le Monde a fait un article, etc.Assange a immédiatement porté plainte à la parution. Dans un communiqué de presse,il réduit le rôle de Domscheit-Berg au sein de l'organisation en des termes violents et sans doute mensongers:
“He has falsely misrepresented himself in the press as a programmer, computer-scientist, security expert, architect, editor, founder, director and spokesman. (...) He cannot program and wrote not a single program for the organization, at any time.”
"Inside WikiLeaks" est un coup éditorial, certes, d'un Daniel Domscheit-Berg qui chercher à rentabiliser ses trois années de bénévolat à WL, un site pour lequel il a démisionné de son emploi. Qui a aussi besoin de son livre pour donner une existence médiatique à son nouveau projet, Openleaks, qu'il dit inspiré de WL mais en en corrigeant les défauts (sécurité des sources, organisation, traitement des données).
Mais on aurait tort de passer son chemin trop vite. "Inside WikiLeaks" est instructif et va bien au-delà des ragots sur le fondateur de WL, Julian Assange, mis en avant dans la presse.
Entre l'Allemand et l'Australien, c'est le choc des cultures. D-B est rigoureux et honnête, sérieux, très germanique de caractère, pas vraiment fun (comme on peut le voir dans l'interview à Audrey Pulvar). Assange est bordélique et champion de la dernière minute. L'homme de tous les paradoxes. Il critique l'armée et les Américains mais leur emprunte expressions et attitudes. Génial et mégalo, parano et dilettante, grand seigneur et macho, il est le séducteur qui essaime ses gènes par le monde, le SDF aux vêtements miteux qui le plus souvent ne lui appartiennent même pas - d'ailleurs il vit toujours chez les autres - mais un SDF charismatique, attiré par les projecteurs.
Entre D-B et Assange, c'est une histoire d'amour déçu, où D-B apparaît comme un amant trahi qui tente désespérément de se réconcilier, alors qu'il est trop tard, avant de renoncer. « Je pense pouvoir dire que nous avons vécu ensemble les meilleurs moments de notre vie » avoue-t-il.Cette rupture douloureuse est à l'image de l'état d'esprit de D-B, quand il a rallié le projet WL Un idéalisme assez naïf l'amène à penser que grâce à WL le monde sera meilleur car plus aucune malversation n'y restera secrète. Il y croit encore aujourd'hui.
Les amateurs de l'autre côté du miroir trouveront leur compte dans le livre, qui raconte le fonctionnement insolite de WL, en interne et à l'externe. Entre autres: la relation entre WL et les journalistes du Guardian, du New York Times et du Spiegel, qui tourne au jeu de dupes. Assange et D-B veulent garder la main, mais face à de vieux briscards du journalisme, ils se font manipuler comme des bleus. Dans sa quête effrénée de notoriété, condition sine qua non du succès de son projet, Assange se fait souvent avoir, quoi qu'il affirme publiquement.
Et quand enfin le site décolle, l'argent fait tout capoter. Assange refuse de partager, devient menaçant, se révèle incapable de gérer les conflits au sein de son organisation. Le clash est inévitable. L'affaire des accusations de viol en Suède sert de détonateur et l'équipe WL explose.
Au fur et à mesure de la traduction, D-B m'est devenu de plus en plus sympathique par son ton ironique et son auto-dérision. J'aime sa manière de faire sourire le lecteur au récit des débuts laborieux, des ambitions délirantes (en Islande, où Assange et D-B envisagent sérieusement de créer un paradis pour les libertés numériques), du quotidien au Woodstock des hackers aux Pays-Bas. D-B, aidé d'une spécialiste de l'écriture (une "nègre littéraire"), a la parole libre de celui qui a beaucoup espéré mais n'a plus rien à perdre.
La réponse de Julian Assange ne s'est pas fait attendre. Le communiqué cinglant n'était qu'un début. Assange présentera sa version des faits dans un livre à paraître dans les prochaines semaines (vf chez Robert Laffont). Il dit avoir besoin d'argent pour faire face à son procès en Suède. Peut-être aussi souhaite-t-il contrecarrer l'effet désastreux sur son image des méthodes de transparence empruntées par D-B à WL? En tous cas, il a annoncé la parution de son livre peu après le communiqué de presse par lequel l'éditeur de D-B rendait publique la parution prochaine d'"Inside Wikileaks". Une chronologie trop troublante pour emprunter au seul hasard.
Inside Wikileaks de Daniel Domscheit-Berg (éditions Grasset pour la vf)