Une chronique de Nico
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Un nouveau tournant dans une carrière extraordinaire
Après la période années 70/80 qui fut extrêmement prolifique pour Spielberg et qui marque une première étape dans sa carrière, celle des années 90 ne fut pas aussi marquante : entre deux Jurassic Park, il réalisait un projet plus personnel (La Liste de Schindler et Amistad) mais on sentait bien que l'inspiration de ses débuts allait commencer à retomber. Attention à ce que je n'ai cependant pas écrit ! Je ne trouve aucun mauvais film chez ce réalisateur, juste qu'il a eu besoin de se poser un peu pendant ce temps. Et A.I marque la troisième étape, celle d'une nouvelle reconnaissance. A partir de A.I, il commença à tourner des projets bien plus personnels, à un rythme très rapide, avec un regard sur le monde un peu différent ( Minority Report, Arrête-moi si tu peux, La Guerre des mondes, Le Terminal, Munich, Indiana Jones). On sent bien que A.I l'a aidé à se ressourcer en tant que réalisateur, il lui a redonné une motivation. Par exemple, A.I est son premier scénario depuis Rencontres du troisième type. Il n'a jamais cessé d'écrire (je pense notamment au très bon Les Goonies) mais n'avait plus réalisé lui même un film basé sur son scénario.
A.I est donc un film très personnel. Rien que le titre devrait vous en rappeler un autre (l'un de ses meilleurs d'après lui en plus) : E.T. Deux lettres. Un peu comme un porte-bonheur. Comme les films de Cameron commençant par T ou A."Artificial Intelligence" n'a été accolé que par la suite car les gens avaient tendance à lire « A1 ».
Un grand conteur au service d'un conte universel
Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant qu'A.I est largement basé sur le conte de Pinocchio. Le professeur Hobby pourrait être une sorte de Geppeto du futur, Teddy l'ours la conscience Jiminy Cricket, Johnson "Flesh fair" (joué par Brendan Gleeson) serait Stromboli dans son cirque, Martin le frère pourrait être l'un des deux artistes qui entraînent Pinocchio dans une mauvaise direction, la baleine serait le véhicule dans lequel il reste sous l'eau pendant des années... La fée bleue reste la même.
La seule différence (et qui est lourde de sens d'ailleurs) c'est que l'on associe souvent à Pinocchio l'histoire du nez qui grandit lorsqu'il déforme la vérité, alors que David ne peut pas mentir.
Spielberg a un immense talent en tant que conteur. Il adore les contes de fée. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'il évoque Pinocchio. Rappelez-vous la scène dans son Rencontres du troisième type lorsque Dreyfuss voulait emmener ses enfants voir Pinocchio au cinéma. On apercevait même un petit Jiminy dans le décor et on entendait les notes de musique de la chanson phare du Disney lors de la dernière scène du film !
Et ce n'est pas tout puisque, quelques années après, c'est avec le conte de Peter Pan qu'il jouait. On entendait en effet quelques extraits du roman dans une séquence d'E.T. et il adapta par la suite ce livre avec son Hook.
Dans A.I, non seulement il nous raconte donc l'histoire de Pinocchio, mais il cite énormément d'autres livres : La Belle au bois dormant (lorsque Monica va voir Martin et lui lit le livre, avec la musique du Disney), Robin des bois (le livre que Monica lit à Martin), Cendrillon (Monica cherche sa chaussure), Le Petit Poucet (lorsque Monica abandonne David dans la forêt), Le Petit Chaperon rouge (lorsque des motos au design de loups coursent David dans la forêt), regardez bien les murs peints lorsque les parents vont voir Martin...
Et si on veut aller plus loin, on pourrait presque trouver une logique dans le choix du cast vocal : Robin Williams dans le rôle du Docteur Sait-Tout (une sorte de génie comme Einstein, l'acteur ayant enregistré son rôle pour Stanley Kubrick bien en amont), un rôle aussi farfelu que celui du Génie d'Aladdin de Disney qu'il doubla également (ses trois questions rappelant les trois voeux du Disney).
C'est en cela que le film a pu déstabiliser : on attendait un film de science-fiction, notamment après avoir passé des mois sur les vrais faux sites internet, et on a eu un conte dans lequel la science-fiction n'est qu'un prétexte, un fond. Un mélange entre un film d'anticipation plus que crédible et un conte de fée. Il le cite lui même dans son film avec la phrase : « un conte de faits ». Toute la carrière du réalisateur est fondée sur cette dualité : l'illusion dans un monde réel.
Outre le genre du film pas facile à déterminer, il est en plus délimité en trois parties bien distinctes. D'une partie à l'autre, on a presque l'impression de voir un film différent.
Spielberg n'a jamais eu l'habitude de segmenter ses films. Ici, on assiste clairement à trois étapes "initiatiques".
Le premier chapitre nous narre l'arrivée, l'acceptation et le rejet de David au sein de sa famille. On ne sortira quasiment jamais de la maison familiale, rassurante au début puis oppressante à la fin du chapitre. Pour bien situer la place de David dans sa famille, on peut faire une recherche étymologique des noms : Henri signifie "maison" ou "chef de maison", Martin vient du Dieu Mars -Dieu de la guerre, David est un prénom à forte connotation religieuse qui signifie "aimé de Dieu et des Hommes" et Monica vient de "unique". Si cette partie démarre relativement doucement, avec la découverte d'un robot étrange (et clairement filmé comme un être mystérieux, voir les nombreux plans surnaturels, notamment le visage de David derrière une vitre avec ses reflets démultipliants son regard, ou encore le plan où ses yeux se reflètent sur la table donnant la sensation qu'il en a quatre), on monte en intensité dès que Monica accepte son rôle de "mère adoptive" en activant David dans un cadre religieux. Et lorsque Martin revient chez lui, c'est à un véritable thriller que l'on assiste : la scène des épinards, de la piscine et des cheveux sont toutes des démonstrations du savoir-faire de Spielberg en ce qui concerne le suspense.
Le chapitre se clôture par la décision de Monica d'abandonner David, dans une scène absolument horrible. Certains y voient de la niaiserie, mais sincèrement, je ne sais pas ce qui leur fait dire ça. Il y a une telle intensité dans le jeu des acteurs, qu'il m'est impossible de ne pas être touché. L'une des scènes les plus dures du film et du cinéma de Spielberg tout court...
Le deuxième chapitre introduit le personnage interprété par Jude Law, Gigolo Joe. Ici c'est l'inverse, on n’est en sécurité nulle part à l'intérieur, les personnages doivent fuir sans cesse. C'est le premier contact de l'enfant avec la réalité du monde extérieur. Un monde extérieur dépeint comme menaçant (Monica le dit clairement à David : "Ne fréquente pas les humains !"). David va se lier d'amitié avec Gigolo Joe, deux facettes aussi différentes que complémentaires autour de leur fonction première : l'amour. Ce chapitre est assez captivant car c'est celui qui se rapproche le plus d'un film de science-fiction classique avec ses décors éblouissants, tout en étant celui qui aborde le plus les contes de fée (l'obsession pour la fée bleue commence lorsque David est seul, le Docteur Sait-Tout). On y suit en effet des personnages se réfugiant dans une forêt (lieu initiatique), luttant pour leur survie dans la "Flesh fair" (passage ultra criard, volontairement de mauvais goût et étape cruciale dans le voeu de David de devenir un vrai petit garçon puisqu'il associe ce qu'il voit avec ce que lui a lu sa mère juste avant dans Pinocchio - le choix du passage de lecture n'est pas innocent...), et commençant à développer une conscience (David et Gigolo Joe ayant une vraie conversation sur les hommes, avec ce dialogue "Ils nous ont fait trop nombreux, trop intelligents... C'est pour ça qu'ils nous haïssent." et le petit plus qui expliquera la fin du film comme quoi les robots survivront). Et c'est dans cette partie que David commencera à faire changer Gigolo Joe. En fait, on apprend que non seulement David développe des émotions, mais il les transmet aux autres mécas. Gigolo Joe devient un robot libre, qui "pleure" (regardez le plan où David tombe le long de sa joue un peu plus tard dans ce film), qui ose s'affirmer ("Je suis", il ne manque plus que le début de la célèbre citation de Descartes). On se rend compte de ce fait lorsque plus tard David et le visage de la Fée bleue se superposent : David est une fée bleue pour les autres.
Et alors que l'on pense toucher au but avec l'arrivée dans le lieu de naissance de David, alors que l'on s'attend à sa rencontre avec Hobby (personnage brillant mais également aux limites du rationnel, dont le nom est un clin d'œil aux premiers films produits par Kubrick, "Hobby films"), on ne sait plus quoi penser : David voit un double (un frère ?), et le "tue" subitement. On est témoin d'une des scènes les plus violentes du cinéma chez Spielberg, et aussi l'une des plus flippantes : la vision des autres David. David aurait-il perdu l'esprit et l'âme qu'il commençait à avoir ou justement devient-il humain avec ses faiblesses et défauts ?
Il décide alors, dans un élan de désespoir, de se suicider en se jetant à l'eau (l'élément principal, regardez le premier plan du film, la scène dans la piscine...). Et c'est à ce moment qu'il découvre une fée bleue au fond des océans. Coincé au fond de l'eau comme au fond du ventre de la baleine dans Pinocchio, il l'implore de faire de lui un vrai petit garçon (avec toujours dans l'optique cette obsession - pas si - robotique de se faire aimer par sa mère adoptive).
Et c'est à ce moment que le film divise les avis des spectateurs.
Vous auriez voulu quoi ? David qui implore pendant des centaines d’années la fée bleue sous l'eau ? L'histoire de David n'a aucun sens sans la suite.
Le troisième chapitre démarre après un fondu. 2000 ans plus tard (date symbolique ?), nous nous retrouvons devant une étendue gelée. Un véhicule se déplace dans une galerie de glace, et se pose devant l'endroit où est resté coincé David. Des silhouettes aux allures extraterrestres sortent de ce véhicule et décongèlent David. On remarque le parallèle entre Martin le fils cryogénisé et David prisonnier des glaces. Ces étranges créatures sont en fait des mécas évolués, qui ont survécu d'une manière autonome et qui ont développé une vraie conscience. Ils veulent, tout comme les Hommes à l'époque, découvrir le mystère de leur apparition. Ils veulent en savoir plus sur eux. Et c'est David, seule trace de ce passé et véritable témoin de la prise de conscience des robots, qui pourra les aider. David devient le seul lien avec les Hommes, les créateurs. Il est le représentant de l'Humanité. Il est unique. (Une situation déjà un peu amorcée dans Jurassic Park au travers du personnage de Goldblum qui cite "Dieu crée les dinosaures, Dieu détruit les dinosaures, Dieu crée l'homme, l'homme détruit Dieu, l'homme crée les dinosaures, les dinosaures mangent l'homme", les dinosaures devenant les seuls occupants de Isla Sorna après le départ en hélicoptère de l'homme).
Pour exaucer son voeu, les mécas lui permettront de retrouver sa mère ressuscitée par clonage dans un environnement recréé d'après sa mémoire artificielle infaillible. Malheureusement, le clone ne peut vivre qu'une seule journée (explications à la limite philosophiques). David acceptera ce fait et pourra enfin vivre son rêve. Lorsque Monica s'endort, David rejoint le lieu où les rêves prennent vie…
Que penser de cette fin ? David le robot qui ne dort pas acquiert une âme et devient humain ? Il s'éteint ? Aucune réponse. Elle est tout simplement propice à réflexion. Quand on sait que le sujet a toujours fasciné Kubrick (avec des films étant toujours favorables à diverses interprétations) et que Spielberg a toujours eu tendance à boucler ses films d'une manière classique, on peut continuer à se poser des questions.
La fin est en tout cas tout sauf niaise. Elle est amorale, dure et touchante. Elle est en total accord avec le reste du film.
A noter la voix off d'un narrateur (il s'agit d'un méca évolué) qui ouvre et ferme le récit à la manière d'un conte, idée reprise dans La Guerre des mondes par la suite.
A SUIVRE...