Pour Andrée Chedid, par Gérard D. Khoury

Par Florence Trocmé

 
 

Pour Andrée Chedid, i. m.

par Gérard D. Khoury  

Marcher dans une forêt, c’est à un moment ou un autre être surpris par l’odeur émanant de la terre - mélange de feuilles mortes, d’humus, d’humidité - et par cette atmosphère indéfinissable des sous-bois. D’autres odeurs inattendues nous surprennent aussi : l’évaporation d’une terre mouillée après la pluie, la senteur des figuiers du Liban, le parfum du buis de Provence, l’iode de la mer près du rivage. 
 
Ouvrir un des livres d’Andrée Chedid, c’est entrer en poésie comme pénétrer dans une forêt ou se promener au bord de la mer. C’est se laisser surprendre à tout moment par des images, des musiques, des senteurs, des vérités qui disent la vie sans le filtre déformant des idées, sans insistance, en toute respiration libre. 
 
Andrée Chedid écrit : 
La poésie suggère. En cela, elle est plus proche qu’on ne pense de la vie, qui est toujours en deçà de l’instant qui frappe. 
Hostile aux vérités à éclipses, le poète n’est soucieux que de l’homme à la recherche de son visage enfoui. 
Reléguant la poésie au rang des idées, certains la réduisant à un corps famélique. 
La poésie ferait plus songer à une terre meuble, parcourue d’une eau vivace.
( Terre et Poésie)  
André Chedid rejoint une autre voix d’Alexandrie et de Beyrouth conjuguées, celle du poète Georges Schehadé qui disait » Les idées sont comme des caniches, il faut les tenir en laisse » 
 
Dès ses premiers recueils publiés chez Guy Levis Mano, Andrée Chedid, qui s’est installée à Paris en 1946 aux lendemains de la guerre, a en poésie une voix singulière qui unit les origines et les élans, transcende les aléas du politique et se porte sans hésitation vers l’humain universel. Ce n’est ni une dérobade ni une esquive, mais le goût de l’essentiel, la défense du faible et du modeste, l’amour de l’autre et de la vie : 
 
Elle l’exprime ainsi : 
« Quand on a pris goût à l’espace sans dimension de la poésie, on n’accepte que par à-coups, parfois aussi par égard pour les autres, le quotidien et les ruelles exactes. 
Sans répit, il nous faut tirer la poésie des marécages de l’événement. Refuser qu’elle ne sombre, debout dans ses voiles. Veiller. 
Besogneuse, la raison meurtrit le rêve. Etre poète, c’est savoir ; mais se garder plus libre que toutes les raisons (Terre et Poésie). 
 
Quelques jalons poétiques : En 1949, c’est Texte pour une figure au Pré aux Clercs, puis Texte pour un poème en 1950 chez Guy Levis Mano, suivi chez le même éditeur de Texte pour le Vivant en 1953, Texte pour la Terre aimée en 1955, Terre et Poésie en 1956, Seul le visage en 1960, Lubies en 1962, Double-Pays en 1965, Contre-Chant chez Flammarion en 1968. Ces textes seront regroupés en 1987 chez Flammarion dans Textes pour un poème qui couvrent les années 1949-1970. Les poèmes écrits entre 1970 et 1991 seront réunis sous le titre Poèmes pour un texte chez Flammarion en 1991. Suivent d’autres recueils, Cérémonial de la violence, Par delà les mots, Lubies, Fêtes et Lubies, qui est un recueil, plein de fantaisie, de drôlerie, constituant une vraie fête des mots en liberté, etc… 
 
Andrée Chedid est avant tout poète. Quand elle écrit des romans, des nouvelles ou des pièces de théâtre, ce sont des variations poétiques. La clé de voûte de toute son œuvre est à mes yeux faite de pierres de poésie assemblées. 

 

Entre 1949, date de son premier recueil de poésie et 1952 celle de la publication de son premier roman, trois années se sont écoulées qui ont bouleversé les rivages de ses origines. Farouk, dernier roi d’une dynastie remontant à Mohammad Ali, a été écarté du pouvoir par les jeunes colonels, justement en 1952. Gamal Abdel Nasser se prépare à exercer le pouvoir, puis à nationaliser le Canal de Suez. L’expédition tripartite franco-anglo-israélienne va modifier les équilibres géopolitiques de toute la région, accentuant la rupture entre l’Etat d’Israël, crée en 1948 et les Etats arabes. Le monde proche-oriental, issu de l’Empire ottoman, composé de mosaïques communautaires et confessionnelles, bascule dans la violence, après avoir vécu des années paisibles, mais précaires, dans l’espoir de réaliser sa mutation vers la modernité économique, politique et sociale. 
Ce bouleversement des paysages de l’enfance et de l’adolescence d’Andrée Chedid, tant en Egypte qu’au Liban où ses parents d’origine syro-libanaise - son père est maronite du Liban et sa mère grecque-orthodoxe de Syrie- passent leurs vacances d’été, a certainement heurté profondément Andrée Chedid et l’a rendue méfiante à l’égard de la politique et de ses avatars. Elle est marquée par les situations qu’elle a observées, par les images qui l’ont frappée et qui s’inscrivent en elle, mais elle n’en parlera qu’avec recul et pudeur, n’ayant pendant longtemps aucun penchant pour l’autobiographie, jusqu’au jour où elle s’infiltre par bribes et éclats dans un roman d’abord, dans des nouvelles ensuite et surtout dans Les saisons de passage, ce beau récit qu’elle dédie à sa mère. 
Le regard d’Andrée Chedid s’est porté immédiatement vers l’essentiel, même si elle n’est pas insensible aux faits simples de la vie qu’elle sait contenir une secrète sagesse. Elle se situe d’emblée au registre de l’abstraction, mais aussi à cette forme immédiate de la vérité qu’est la poésie, quand on sait en transmettre le message. Avec naturel, elle décrit les hommes de la ville et de la campagne de son Egypte natale, leurs rapports, la liberté dont ils manquent et l’injustice qu’ils subissent souvent, le sort de la femme en Orient, l’amour, la vie, la mort. C’est tout cela qu’elle évoque dans ses romans, nous rendant témoin de destins tristes, avec une tendresse qui ne se dément jamais dans ses livres. Comme l’écrit Dominique Eddé, Andrée Chedid, appartient «… à cette rare famille d’écrivains chez qui l’humilité n’est pas un signe d’orgueil déguisé et moins encore de soumission, mais bien une disposition du cœur et de l’esprit à porter son regard au-delà de soi. » 
 
Dans ses trois premiers romans, Andrée Chedid, nous restitue l’univers de l’Egypte profonde d’avant la révolution de 1952 : « Ce pays était privilégié, écrit-elle dans Jonathan, … ni guerres, ni révolutions. Dans une demi-conscience, le luxe et la misère suivaient des chemins parallèles, comme si tout cela était inscrit dans les étoiles. Les journaux rapportaient souvent les bouleversements et les réformes survenus dans d’autres parties du globe ; mais ces signes demeuraient abstraits, noirs sur blanc, et ne frappaient pas l’imagination. D’ailleurs, malgré leur prétendu progrès, ces pays lointains ne donnaient pas l’exemple du calme et de la maturité ; les guerres infestaient la planète. Pour éviter le même sort, il fallait donc se tenir tranquille, en espérant que le présent durerait le plus longtemps possible » 
  
Le présent n’a pas duré. Dans ce que je nommerais sa trilogie égyptienne, Andrée Chedid décrit à chaque fois -et par la même dénonce- une forme de violence. Une violence intime exercée par les hommes sur les femmes, c’est Sommeil délivré, une violence politique contre un ancien régime, c’est Jonathan, et une violence inégalitaire entre ceux qui par leur condition de vie sont atteints par le choléra et ceux qui y échappent, c’est Le Sixième jour. Trois romans où la mort est au bout du chemin sans que jamais la vie ne soit réellement découragée, car la poésie est la réponse de la vie à la mort et la transcende. « Pourquoi la craindre ? écrit-elle encore dans Jonathan, ce n’était pas une déchirure, mais un long évanouissement ; quelque chose comme une temporaire absence ». 
 
Dans Sommeil délivré, on sait d’entrée qu’il y a un meurtre, une femme paralysée, Samya tue un homme nommé Boutros, son mari. Tout le roman consiste, dans un suspense poétique à reconstituer les raisons de cet assassinat qui a valeur symbolique de libération. Samya est mariée à 16 ans par son père et ses frères à un homme âgé, Boutros, qui la fait vivre quasi recluse et lui ôte progressivement tout goût de vivre : 
« Comme je ressemblais aux femmes de mon pays ! Les épaules ploient et la vie se déchiquète entre les habitudes. Mais, tandis qu’elles se résignaient, moi, je n’acceptais pas ma vie. Ma vie humaine n’était pas que cela. Je ne l’acceptais ni pour elles ni pour moi. Ni pour les pauvres, ni pour les riches. Je refusais que l’argent puisse faire taire la solitude des femmes de mon pays. Qui les regardait jamais avec cet amour qui transforme ? Et que peut faire l’argent à l’amour ? Je n’acceptais pas, mais je ne savais que faire, ni vers quoi me tourner.  
 
Pour seul horizon, Samya n’a que le village proche, les êtres simples comme Om el Kher qui lui offre de son bon pain, l’aveugle et sa sagesse et la petite Ammal qui la console de n’avoir pas d’enfant. Et puis le destin semble tourner, grâce à la prédiction de la Sheikha, un faiseur de miracle, Samya a une petite fille, Mia, mais celle-ci après avoir comblé Samya de bonheur, tombe malade et meurt enfant. Plus rien ne retient le désespoir de Samya et son désir d’arrêter cette violence intime, au prix d’une autre violence dont elle est l’auteur et qui la libère. Dans Jonathan, deux jeunes gens Jonathan et Alexandre, représentent le premier la tradition -sous la forme de la fidélité à la foi chrétienne- et le second le désir de bâtir un univers meilleur. Leur ancien professeur, Naghi, pour lequel « la révolte est le sel de la terre », devenu cordonnier par hasard est un sage qui les guide et veut les rapprocher. Jonathan, le sacristain, va renoncer à la prêtrise pour s’engager auprès d’Alexandre, le bâtisseur et l’architecte, mais une balle le fauche en chemin quand il veut quitter l’église pour aller vers son nouveau destin : mort absurde, car au moment où Jonathan a décidé de rejoindre la révolution, le visage de celle-ci se dévoile à ses yeux comme celle d’une nouvelle violence et d’une nouvelle domination : « Ce qui est au fond d’un être, voilà ce qui compte, dit Naghi. 
- Mais comment toucher le fond de l’être ? demande Jonathan 
- Qui donc le sait, petit ! Le cœur de l’homme est un mystère plus fermé que l’anneau ; et nous, devant ce cœur, nous sommes encore que des enfants. 
- En attendant que faut-il faire ? Alexandre n’a-t-il pas raison ?
 
Les conditions matérielles sont un premier pas, mais elles ne sont que cela. Elles ne suffiront pas à changer le cœur de l’homme. Si les victimes d’aujourd’hui deviennent les loups de demain, qu’aura-t-on fait ? Tant que des lèvres d’hommes pourront dire les mots qui humilient un autre homme qu’aura-t-on fait ? 
 
Autour de Jonathan et d’Alexandre une galerie de portraits, les uns plus attachants que les autres, depuis le Père Antoun, Tatia, Madame Fina, Karachian l’infirme, la belle Liane jusqu’à l’Évêque Monseigneur Tarare, évoquent un monde levantin, alors que les êtres qui apparaissent dans le Sixième Jour me semble émaner du petit peuple égyptien. Parmi les personnages de la rue du Caire, Okkasionne, le montreur de singes est particulièrement truculent. Son histoire aurait pu constituer à elle seule une petite nouvelle comme celles qu’Andrée Chedid cisèle si bien. Le Sixième Jour est une parabole exemplaire, atteignant une perfection formelle et humaine qui le place au rang du mythe : celui de l’impuissance humaine face à la maladie -le choléra- et de la mort. Om Hassan veut sauver son petit-fils atteint après tant d’autres par le choléra. Elle s’accroche aux paroles de l’instituteur : « Dans six jours je serai guéri. N’oublie pas ce que je te dis : le sixième jour ou bien on meurt, ou bien on ressuscite » et elle cherche à gagner jour après jour pour éviter que l’enfant ne soit emmené à l’hôpital d’où l’on ne revient pas. Elle le traîne dans une charrette pour le mettre à l’abri dans une chambre à lessive au dernier étage d’un immeuble, puis l’emmène en felouque vers la mer en espérant qu’au terme du sixième jour il revive. Mais la mort n’épargne ni Hassan ni Om Hassan, à laquelle on fait croire au moment où elle meurt qu’elle a quand même sauvé l’enfant. Dans le film de Youssef Chahine, l’incarnation d’Om Hassan par Dalida reste inoubliable. Ce souvenir est marqué par le suicide de celle qui a été Miss Egypte, Yolande Giglioti. A Dalida, Andrée Chedid a consacré une nouvelle intitulée « Dernier Soliloque »  
 
Suivent trois romans dans lesquels le monde oriental s’estompe sans disparaître. Le Survivant ou le rêve fou d’une femme, Lana, de retrouver son mari, Pierre, qui pour elle ne peut être que le seul survivant dont parle la compagne d’aviation après la chute du vol 1022 dans le désert. Confronté à la mort brutale, qui mettrait fin à une histoire d’amour et de couple, Lana part pour le désert égyptien et s’accroche à tous les indices pour retrouver Pierre. Nouveau suspense poétique qui se termine une nouvelle fois par la mort certaine. Lana ne retrouvera pas son mari, mais à travers un accident où elle a failli le rejoindre, elle retrouve la vie : « Ah Pierre, parce que nous sommes deux, et puis dix, et puis cent, et puis mille, et puis des milliards tout se prolonge et il n’y a pas de fin. Plus loin, plus loin que nous, toujours plus loin, tout recommence. De relais en relais, de réponse en réponse, la vie se survit toujours »  
 
Autre violence et autre survivance dans le roman l’Autre. Avant que ne se déclenche un tremblement de terre, Simm, un vieil homme, vieux comme la mémoire des hommes, aperçoit à la fenêtre un jeune homme et ils se regardent l’espace d’un intense instant. Puis tout s’effondre. Un violent séisme dans un pays méditerranéen -est-ce le Liban et tremblement de terre de 1956- provoque l’écroulement de nombreuses maisons, d’immeubles, d’hôtels. Les secours s’organisent et sont diligents, mais on se porte vers les appels évidents, et sans l’obstination de Simm qui est sûr que l’Autre est bien là sous des tonnes de gravats, la recherche aurait été abandonnée. Simm réussit à entendre cet Autre. Commence alors un dialogue pour le soutenir, le maintenir en vie. Ils se parlent et se sont baptisés de nouveaux noms, comme s’il s’agissait d’une nouvelle naissance. Simm est devenu Ben et l’Autre c’est Jeff. C’est le roman de l’élan vers l’Autre, qui traité comme une épure atteint la dimension d’une parabole. La vie de l’Autre dépend de la croyance en lui. 
 
Dans ce livre, Andrée Chedid accentue la structure poétique et ne nomme plus les lieux, même si les prénoms -Anwar, Ali-,… nous renseignent sur les origines, comme si elle voulait qu’ils puissent être de partout.  
Ce livre paru en 1969 connaîtra un grand succès, sera étudié dans les lycées et les CES et il fera l’objet, comme le Sixième Jour, d’un film de Bernard Giraudeau.  
C’est un hymne à la vie : « La mort ne m’attire pas. Je n’ai qu’en faire, des morts ! … Qu’est-ce que l’on peut pour eux ? C’est avant qui compte. C’est avant qu’il faut sauver. … Cette vie, fragile, miraculeuse, comme il faut l’aimer. Et ce siècle, malgré ce dont on l’accuse, le vieil homme en est épris. Quand il aura des économies, il achètera un poste, pour savoir ce qui se passe ailleurs, pour ne jamais être séparé. Il voudrait sans cesse éprouver le pouls de cette terre, guetter ses battements, s’accrocher à son poignet comme à celui d’une femme aimée, sur le point d’enfanter, mais toujours en travail, en souffrances, en convulsions. »  
 
Trois ans après l’Autre, Andrée Chedid publie la Cité fertile, qui paraît en 1972, année où elle reçoit à l’unanimité l’Aigle d’or de la poésie pour l’ensemble de son œuvre poétique. Dans ce livre, l’Orient s’est concentré en un prénom, celui de la première lettre de l’alphabet, Aleph, et au féminin, Aléfa. Femme-bouffon, Alefa, symbole peut-être du Destin, chante et danse le chagrin, la gaité, la mort, la vie ! Alefa aime. C’est toute la réponse. C’est la
SEULE réponse qu’elle connaisse à l’angoisse des jours. 
 
À ce point de notre parcours dans les romans d’Andrée Chedid, nous sommes devenus familiers de son art d’allier le réel et l’imaginaire, les petits faits de la vie quotidienne et les histoires qui se haussent au rang du mythe, de multiplier les voix et leurs résonances jusqu’à les inscrire dans la composition même de l’ouvrage, changeant de caractères d’imprimerie en fonction du locuteur. « Je me retrouve en butte à ces deux approches, écrit Andrée Chedid, apparemment contradictoires, qui me font hésiter au seuil de chaque page. Je veux la réalité, mais toute la réalité : celle qui comprend cette part inaliénable en chacun de nous, de l’imaginaire et du rêve. » 
 
Tout en étant situé historiquement, avec des repères qui nous guident dans l’échelle des empires pharaoniques et de leurs dynasties, « Néfertiti et le rêve d’Akhnaton - les mémoires d’un scribe » mêle rêve et réalité également, avec une liberté qui autorise la reconstitution d’un passé si lointain. C’est l’aventure d’un pharaon inspiré qui veut construire un monde meilleur et entreprend de bâtir à cet effet la cité Horizon. C’est aussi l’histoire d’un couple amoureux qui n’hésite pas à afficher son amour durant les vingt années que dure le rêve d’Akhnaton. Faire fi des intérêts particuliers et de ceux du clergé tout particulièrement est dangereux pour le pharaon ; bientôt les forces adverses vont se liguer sous l’égide du général Homrembeb pour détruire la cité Horizon et le rêve d’Akhnaton. Sous l’apparence du roman historique, c’est avant tout une méditation sur les thèmes essentiel du poète : l’amour de la vie, des êtres et de la nature, la soif de justice et de liberté, l’importance de la parole et de l’écrit, la présence de la mort.  
Après que la cité Horizon a été rasée, Néfertiti et son scribe sont encore tolérés par le nouveau pouvoir et ils vivent retirés dans un château surplombant la ville. Ce sont leurs deux voix qui nous restituent le souvenir et les traces d’un rêve fracassé : celle de Néfertiti, quand elle parvient à parler aux petites heures du matin, que Bousbastos, le scribe, écoute attentivement et transcrit scrupuleusement, et celle du scribe qui transmet sa propre vision des choses quand Néfertiti se tait et qu’il veut combler ses silences. 
Écoutons un instant Néfertiti : « Un jour, je me trouvais dans l’école du Palais. Une vingtaine de fillettes, apparentées à la famille du Pharaon, ainsi que les filles du Vizir, fréquentaient cette bâtisse carrée. L’été, les portes restaient ouvertes. 
Je me trouvais, ce jour-là, auprès d’une de ces portes. 
Accroupi sur une natte, notre maître se tenait en face de nous. C’était un homme d’âge avancé ; presque aveugle à force de s’être penché sur des manuscrits. Il ne regrettait rien ; le sacrifice de ses yeux lui paraissait de peu de poids en regard de ce qu’écrire et lire lui avaient apporté. Il s’efforçait de nous faire partager son émerveillement. Rien ne surpasse les livres. L’homme périt, le corps retourne à la poussière. Mieux vaut un livre qu’un palais bien construit. »
 
 
Avant de mourir, Néfertiti nous livre ses dernières paroles : 
 
« La cité Horizon n’est plus qu’une surface plane illustrée de carrés, de triangles, de lignes. Aussi abstraite- aussi vivante qu’une écriture sur une page. 
…Rien, plus rien n’arrive à me convaincre que tout est vraiment mort. 
A côté, ailleurs tout continue. 
Le Nil poursuit son avance, le martin-pêcheur son vol plongé, la terre ses saisons… 
A côté, ailleurs, d’autres vies, d’autres présences traversent d’autres lieux, d’autres temps… 
Si nos voix, Boubastos, n’ont été que les nôtres, elles n’auront pas rejoint d’autres voix. Elles n’auront pas fait voir l’horizon sans mesure d’Akhnaton. Pour lui qui n’a cherché ni triomphe, ni victoire ; pour qui le soleil – fertile en naufrages, en défaites, en nuits- ne cessait de revivre, le moindre espoir était un pas vers l’espérance. »
   
 
La violence et la destruction qui ont annihilé le rêve d’Akhaton, Andrée Chedid les retrouve dans la guerre qui a ravagé un pays, le Liban de ses grands-parents, le Liban de ses vacances d’été avec ses parents à Sofar, qu’elle nomme Solar, ce Liban de l’Ancêtre, le titre de l’une de ses nouvelles. Le Liban rêvé d’Andrée Chedid qu’elle avait décrit dans un petit ouvrage de la collection Petite Planète du Seuil, disparaît sous les bombes, les méfaits des haines attisées, des manœuvres contradictoires des puissances politiques d’ici et d’ailleurs. Andrée Chedid ne pouvait rester silencieuse devant ce drame qui la déchire, mais seul un engagement poétique pouvait exprimer son cri, sa résistance du cœur et de l’esprit. Elle écrit d’abord une nouvelle « Un jour, l’ennemie » publiée dans le Corps et le Temps en 1978, puis c’est un roman La maison sans racines qui s’en inspire en partie. Deux femmes, Ammal et Myriam, vont en vain tenter de se rejoindre dans un élan irrésistible pour conjurer la violence communautaire. Puis c’est un autre ouvrage, L’enfant multiple. 
Dans ces derniers romans, Andrée Chedid ancre les personnages dans une réalité historique davantage que dans ses œuvres précédentes qui se voulaient ouvertes sur un universalisme humaniste. Est-ce que la nomination est une forme d’engagement politique, discrètement décliné, de la part de l’auteur quand elle écrit à propos d’un de ses personnages ? : « Je m’appelle Omar-Jo. Omar comme le père, musulman d’Égypte, Jo diminutif de Joseph, le prénom du grand-père maternel, un chrétien libanais » 
 
Toujours hantée par la violence meurtrière au Liban et ailleurs au Proche-Orient, pays de ces origines,  Le message est paru en 2000. Marie atteinte d’une balle dans le dos ne pense qu’à rejoindre Steph, qui habite de l’autre côté de la ville, de l’autre côté du pont. Ils viennent de traverser une crise et elle ne songe qu’à une seule chose qui l’obsède, revoir Steph, mais c’est la mort au ralenti qui survient, avec les images d’un passé révolu. Andrée Chedid convoque tous les massacrés, les fusillés, les suppliciés en écho à cette femme mourante, à la fois singulière et anonyme, renouant ainsi avec l’universel de la douleur et du message de l’amour. 
 
À côté des œuvres romanesques, il y a tous les petits joyaux que sont les nouvelles d’Andrée Chedid depuis L’étroite peau paru en 1965, recueil repris dans l’ouvrage intitulé Les corps et le temps publié en 1978, à A la mort à la vie en 1992 en passant par Mondes Miroirs Magies. Il y a aussi le Théâtre avec Bérénice d’Égypte, les Nombres et le Montreur, regroupés dans Théâtre 1, puis Échec à la Reine et le Personnage, réunis dans Théâtre 2  
Dans cette œuvre multiple d’Andrée Chedid, couronnée par le Grand Prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre, la poésie innerve tous les écrits ; elle revient toujours à côté d’autres textes, qui seront très divers dans la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille.  
 
Sans être exhaustif, j’aimerais évoquer le très émouvant récit Les saisons de passage paru en 1996, où Andrée Chedid nous offre un portrait de sa mère à travers le temps et les lieux. « Il faut me hâter, écrit-elle, avant que les mains griffus de l’âge, le cœur saturé d’empreintes, l’espoir affadi, les peurs éparses ne me saisissent à leur tour séquestrant gestes et mots ». D’emblée le ton est donné : « Tu fus, plus, et j’en bénis le ciel, une compagne qu’une mère conforme aux traditions. …Une mère tu le fus. À ta manière. Unique. Douée de tant de ferveur, d’amour, de générosité que je n’ai jamais éprouvé ni manque, ni frustration. Cela tenait sans doute aussi, en partie, à cet esprit d’indépendance semé en moi comme un germe, de femme à femme ; et du côté maternel, de génération en génération. » 
J’aimerais aussi citer, La femme de Job, Lucy la femme verticale (1998), et en 1999 ce livre à deux voix, Le Cœur demeure, celles d’Andrée et de Louis Chedid qui au début de 1998 échangent des lettres entre Paris et le Caire où est retournée Andrée Chedid, ce qui leur fait revivre tout un passé, tout un monde de souvenirs et de nostalgie : « Au bout de ce voyage nos chemins se rejoignent… Ainsi va le corps à la poursuite de l’existence et de l’autre, puis vers sa progressive dissolution. Ainsi « demeure » le cœur, fidèle à ses visages et à ses lieux privilégiés. » Ainsi coulent le Nil et la Seine, lointains et proches. Ainsi s’écoulent nos vies, si diverses et si durablement reliées. »  
Il y aura encore en 2002 Petite terre Vaste Rêve, et en 2003 ce recueil admirable de sobriété et de justesse Rythmes, duquel j’extrais ces deux poèmes qui achèvent ce parcours choisi dans l’œuvre d’Andrée Chedid : 
 
De Passage 
Revit-on jamais 
Les maisons d’autrefois  
Les errances du passé 
Les chimères de jadis 
 
Nos images 
Ne sont-elles qu’image 
Nos corps 
Ne sont-ils que chimie 
Nos pensées  
Regagnent-elles le giron primordial ? 
 
Ainsi dérivent 
Nos figures 
Si tributaires 
Si dérisoires 
 
Ainsi nous captive 
La vie 
Si prodigieuse 
Si illusoire 
 
Ainsi s’esquivent  
Nos années 
Sitôt vécues 
  Sitôt consommées 
 
Et sans titre 
 
Face au rude 
Mais salutaire 
Affrontement  
De la mort unanime 
L’homme sacra 
Son séjour éphémère 
Pour y planter 
Le Blé d’avenir. 
 
Au moment où disparaissait Andrée Chedid, ce blé d’avenir c’est peut-être la révolution égyptienne, qu’elle n’aura pas vue se déployer Place Tahrir, qui le fera germer. 
 
Gérard D. Khoury 
Aix en Provence, le 16 février 2011  

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