Cloués au port, de Jacques Josse (par Paul de Brancion)

Par Florence Trocmé

« Le bar ouvre sur une place avec église, cimetière, commerces, parkings et un monument aux morts. Pour trouver le capitaine, c'est le soir qu'il faut venir ». C'est ainsi que commence ce récit poétique étrange. 
Jacques Josse est un poète des bars, cela se voit tout de suite. Le héros, c'est le capitaine, les morts et les clients du bar Chez Pedro. Le roman s'alimente de leurs envies, de leurs colloques avec les ombres. En dehors de vider ses whiskys dans le bar et de pérorer, racontant ses campagnes, ses voyages, le capitaine rend visite au cimetière à tous les endormis, à tous les dormeurs définitifs portant des secrets largement éventés, puis il retourne, « cap au bar ». 
En-dehors de la mer et de la campagne, le seul horizon, après le bar, c'est le cimetière. C'est une figure ce capitaine ! Lorsqu'il sort pour marcher vers le cimetière, tous les habitués se mettent à la fenêtre pour regarder, « comme des planqués derrière la vitre ». Le capitaine leur apporte à la fois de la vie, des histoires, des interrogations, grâce à lui ils ont quelque chose à se raconter. Parfois il vocifère s'en va chez lui, où il a de bonnes lectures. 
La nuit, quelquefois, il marche jusqu'à la mer pour gueuler dans la tourmente les jours de tempête. Il se met en grand uniforme, cet officier de la Marine Marchande, et insulte la mer avec véhémence. 
Un jour, le capitaine tombe malade, il ne va plus au cimetière, il ne va plus au bar, il perd pied. Puis réapparaît, pâle, chancelant et récupère péniblement sa place au bar. Entre temps, quatre tombes ont été ouvertes et comblées puis refermées durant son absence. « Il connaît le nom des dormants mais ne sait rien des circonstances de leur départ ». Il regarde le bar et semble tout redécouvrir « curieux, il observe tout, les cubes, les affiches, l'horloge Ricard, le pélican jaune sur son socle rouge, le cadre avec la Licence à l'entrée, les têtes de cerfs, la carte des épaves agrafée au mur du fond, les trois fenêtres aux stores baissés ». Puis il revient à la vie. 
Le capitaine, revigoré, embraye à nouveau vers le cimetière et vers le whisky. C'est la vie de la campagne, de la campagne au bord de la mer que Jacques Josse nous décrit ici. Le capitaine dérisoire et tous ces hommes sont cloués au port. Les moissonneuses-batteuses tournent la nuit jusqu'à deux heures du matin et le vent, le vent de la terre passe sur eux, ce vent « qui sort de mer bien avant Vladivostok et qui chevauche Elbe, Vistule, Volga, Danube, Dniepr à toute allure, afin d'avaler, ogre aveugle et ventru, jamais rassasié, l'Oural, la Bohême, les Carpates et le Tyrol, pour débarquer ici, à l'extrême ouest, jouant et s'enroulant sans cesse autour des pins, des amers, des côtes, des îles, des rochers noirs et des corps morts, ce vent est trop chargé d'air chaud et d'odeur de terre brûlée pour qu'on ouvre les bras ». On voyage comme on peut, accompagnant ceux qui passent de l’autre côté. 
« Il n'y aura pas d'enterrement dit la mère, on va le brûler, selon sa volonté, sans messe ni fleurs ni couronnes. Ses cendres seront ensuite jetées dans la mer entre Bréhec et Gwinzegal. Alors si le corps a peu d'importance, c'est que l'âme, seule, l'esprit, comptent. Parce que lui, le Hibou, il continuera ad vitam aeternam ses virées nocturnes en compagnie des poissons, des algues, des épaves dépéries. » 
L'univers est clos, l'univers est cloué. C'est un bien étrange petit livre que Jacques Josse nous a donné là, un texte poétique, qui restitue des pans d'histoire et de solitude, une vie entre mer, campagne, cimetière et bar. 
 
 
Paul de Brancion 
 
 
Jacques Josse, Cloués au port, Editions Quidam, 12 €.