Je me pose la question après la lecture de l’article remarquable de l’un de nos jeunes administrateurs de l’ALEPS, le professeur Jean Philippe Feldman (Université de Bretagne), au demeurant avocat à la Cour de Paris. Cet article a été produit par l’IREF (Institut de recherches économiques et fiscales) sur son site.
Jean Philippe Feldman s’interroge en effet sur une proposition de loi, courageuse et intelligente, déposée par des députés de la majorité actuelle, tendant à mettre fin à cette anomalie : des députés ont des intérêts liés à ceux de l’État qui est, a été, ou sera, leur employeur.
L’affaire n’est pas nouvelle, et notre histoire constitutionnelle est riche en débats sur le sujet. Jusqu’en 1848 non seulement les relations entre députés et État étaient considérées comme normales, mais le gouvernement remerciait les députés non fonctionnaires serviles en leur réservant des emplois publics. Il y avait donc des fonctionnaires députés, mais aussi des « députés fonctionnaires », appellation réservée à ces heureux protégés de la puissance publique.
La Constitution de 1848 devait mettre fin à ces pratiques : plus de fonctionnaire à la Chambre des députés, et plus de députés devenant fonctionnaires.
Il y a d’ailleurs une gradation dans les liens entre fonction publique et mandat parlementaire : inéligibilité ou incompatibilité. L’inéligibilité, c’est la cloison étanche. En Angleterre, un candidat à une élection doit démissionner de la fonction publique, et définitivement. En France, on se contente d’une simple incompatibilité : on peut être fonctionnaire avant ou après avoir siégé, mais pas pendant. Les fonctionnaires non élus continuent à exercer leur mission au service de l’État, et les élus sont « placés dans une position spéciale » pendant la durée de leur mandat. Quant à l’astuce du député promu fonctionnaire, elle existe toujours, sous forme de « missions » confiées par l’État au député dont on aura apprécié les compétences et les votes pendant son mandat ! C’est précisément avec ces mœurs que la proposition actuelle entend rompre, et une loi organique devrait renforcer l’incompatibilité, sans aller cependant jusqu’à l’inéligibilité.
Mais, en dehors de l’inéligibilité ou de l’incompatibilité se pose le problème de la représentativité. Est-il « démocratique » que les élus du peuple bénéficient dans leur vie professionnelle du statut de la fonction publique ?
Leur progression incite à poser cette question : en 1946, ils étaient 1 sur 7, en 1981 1 sur 2, et aujourd’hui plus encore. De plus, les fonctionnaires en question sont pour la majorité d’entre eux (deux tiers) des enseignants – leur part a légèrement fléchi en 2007.
Depuis plusieurs décennies, les législatures successives sont faites d’élus qui n’ont jamais connu les problèmes quotidiens de millions de Français. Ces élus sont salariés sans doute, mais avec une totale sécurité d’emploi et une rémunération confortable et sans surprise. Ces élus n’ont jamais subi le harcèlement fiscal, social et réglementaire que subissent les employeurs, les patrons et les professionnels. Ils ne connaissent bien souvent la vie économique et sociale qu’à travers des stéréotypes, voire des idéologies.
Dans ces conditions, ils peuvent donc laisser libre champ à leur imagination, à leur créativité législative, à leurs « bons sentiments ». Ils instaurent la solidarité, mais ils ne seront pas solidaires. Ils prescrivent l’égalité, mais ils garderont leurs privilèges.
Je me laisse aller, et je verse peut-être dans l’injustice. Car d’une part ce ne sont pas eux qui sont à blâmer, ce sont nos institutions qui sont à réformer. D’autre part, c’est toute la classe politique française qui s’est progressivement écartée des réalités, parce qu’elle est faite de professionnels de la politique. En cela le contraste est frappant avec les députés de nos trois précédentes républiques. Depuis les États Généraux jusqu’à la deuxième guerre mondiale, la représentation des citoyens a été faite de gens d’expérience, de « notables », de toutes opinions et de tous milieux d’ailleurs, qui connaissaient les gens et les choses avant d’aller légiférer. Maintenant, on entre en politique un peu avant la trentaine, et on y passe la vie.
C’est en fait le procès de la démocratie représentative qu’il conviendrait de faire. Il y a, dans la plupart des démocraties, une rupture entre le « pays réel » et le « pays légal » (expression maurassienne). Pour éviter les dérives de la démocratie représentative, il faut d’une part lui adjoindre des doses importantes de démocratie directe (référendaire, comme en Suisse ou aux États-Unis), d’autre part réduire le rôle de l’État et du législateur à ce qui est dans leur mission subsidiaire : protéger la liberté et la propriété des citoyens.