Jagdish Bhagwati : "Au contraire".Je peux témoigner à partir de mon expérience personnelle que si vous essayez de parler du marché libre sur les campus universitaires aujourd'hui, vous serez enterrés sous une avalanche de critiques de la mondialisation. L'opposition des professeurs et des étudiants à l'expansion des marchés internationaux s'explique en grande partie à partir d'un certain sens de l'altruisme. Elle provient de leurs préoccupations autour des questions sociales et morales. Dit autrement, ils croient que la mondialisation n'a pas de visage humain. Je prends un point de vue opposé. Je dirais que la mondialisation mène non seulement à la création et la répartition de la richesse, mais aussi à des résultats éthiques et à caractère plus moral parmi ses participants.
Beaucoup de critiques pensent que la mondialisation nous fait reculer sur le plan social et éthique, tels que la réduction du travail des enfants et de la pauvreté dans les pays sous-développés, ainsi que la promotion de l'égalité des sexes et de la protection de l'environnement partout dans le monde. Pourtant, lorsque j'ai examiné ces questions et d'autres dans mon livre, Plaidoyer pour la mondialisation, j'ai trouvé que les résultats réels étaient à l'opposé de ceux que l’on craignait.
Par exemple, beaucoup croyaient que les paysans pauvres allaient saisir les opportunités économiques plus importantes offertes par la mondialisation en rapatriant leurs enfants de l'école pour les faire travailler. Ainsi envisagée, l'extension du libre marché agirait comme une force maligne. Mais j'ai trouvé que le contraire était vrai. Il s'est avéré que dans de nombreux cas, les revenus plus élevés réalisés en raison de la mondialisation - la hausse des revenus des producteurs de riz au Vietnam, par exemple – ont incité les parents à laisser leurs enfants à l'école. Après tout, ils n’ont plus besoin des maigres revenus que le travail d’un enfant supplémentaire pouvait apporter.
Ou considérons l'égalité des sexes. Avec la mondialisation, les industries qui produisent des biens et services échangés font face à une concurrence internationale accrue. Cette concurrence a permis de réduire le fossé béant dans de nombreux pays en développement entre la rémunération versée à qualifications égales aux hommes et aux femmes. Pourquoi ? Parce que les entreprises se faisant concurrence au niveau mondial constatent vite qu'elles ne peuvent pas se permettre leurs préjugés misogynes. Sous la pression pour réduire les coûts et être plus efficace, elles remplacent de plus en plus de main-d'œuvre masculine plus onéreuse par de la main-d'œuvre féminine moins chère, ce qui a pour effet d’augmenter les salaires des femmes et de limiter ceux des hommes. La mondialisation n'a pas encore produit l'égalité des salaires hommes-femmes, mais elle a certainement réduit l'écart.
Nous avons maintenant la preuve que l'Inde et la Chine, deux pays ayant des problèmes de pauvreté gigantesques, ont pu se développer si rapidement en tirant profit du commerce international et des investissements étrangers, et, ce faisant, ont réduit la pauvreté de façon spectaculaire. Elles ont encore un long chemin à parcourir, mais la mondialisation leur a permis d'améliorer les conditions matérielles de centaines de millions de leurs habitants. Certains critiques ont dénoncé l'idée d'attaquer la pauvreté par la croissance économique comme étant une stratégie conservatrice « au goutte à goutte ». Ils évoquent des images de nobles et bourgeois suralimentés et gloutons mangeant de la cuisse de mouton tandis que les serfs et les chiens sous la table se battent pour des miettes. En vérité, se concentrer sur la croissance se caractérise bien mieux comme une stratégie active consistant à tirer la nation vers le haut (pull-up strategy). Les économies en expansion tirent les pauvres vers le haut, vers un emploi rémunérateur, et réduisent ainsi la pauvreté.
Même s'ils reconnaissent que la mondialisation permet généralement la réalisation de certains objectifs sociaux, certains critiques soutiennent encore qu'elle érode la moralité. Un marché libre qui s’élargit, disent-ils, élargit le domaine sur lequel les profits sont recherchés, et cette recherche du profit rend les gens égoïstes et vicieux. Mais ce n'est guère plausible. Envisageons les burghers calvinistes décrits par Simon Schama, dans son histoire des Pays-Bas. Ils ont fait leur fortune dans le commerce international, mais ils donnaient libre cours à leur altruisme plutôt qu’à leurs appétits personnels, dans ce que Schama a justement appelé « l'embarras des richesses ». Une retenue similaire peut être trouvée dans les jaïns du Gujarat, l'état indien d’où venait le Mahatma Gandhi. Les richesses que les jaïns tiraient de leurs activités commerciales ont été subordonnées à leurs valeurs, et non l'inverse.
Quant à l'influence que la mondialisation continue à avoir sur le caractère moral, permettez-moi de citer le merveilleux sentiment de John Stuart Mill. Comme il l’a écrit dans ses Principes d'économie politique (1848):
« Les avantages économiques du commerce sont surpassés par ses effets moraux et intellectuels. Il est difficile d’estimer trop haut dans l’état abaissé de la civilisation, l’avantage de mettre des hommes en contact avec des hommes différents, qui ont des habitudes de pensée et d’action autres que les leurs... Il n'est pas de nation qui n'ait besoin d'emprunter aux autres, non seulement des arts ou des pratiques particulières, mais des qualités de caractère qu’elle ne possède pas à un aussi haut degré. ... On peut dire sans exagération que la grande extension et le rapide accroissement du commerce international, qui est la garantie principale de la paix du monde, assure pour jamais le progrès continu des idées, des institutions, et de la moralité de la race humaine. »
Dans l'économie mondiale d'aujourd'hui, nous continuons à voir des signes des phénomènes que Mill décrit. Lorsque les multinationales japonaises s’étendaient dans les années 1980, leurs cadres masculins menèrent leurs femmes avec eux à New York, Londres et Paris. Quand ces femmes japonaises traditionnelles virent comment les femmes étaient traitées en occident, elles absorbèrent des idées sur les droits des femmes et l'égalité. Quand elles retournèrent au Japon, elles devinrent des acteurs de la réforme sociale. De nos jours, la télévision et Internet ont joué un grand rôle dans l'expansion de notre conscience sociale et morale au-delà des limites de nos communautés et des États nations.
Adam Smith a écrit de manière célèbre à propos d’un homme d'humanité en Europe qui ne pourrait pas s’endormir s’il devait perdre son petit doigt le lendemain, mais pourrait ronfler avec la sécurité la plus profonde si une centaine de millions de ses frères chinois avaient été soudain engloutis par un tremblement de terre, car il ne les avait jamais vus. Pour nous, les Chinois ne sont plus invisibles, vivant sur le bord extérieur de ce que David Hume appelait les cercles concentriques de notre empathie. Le tremblement de terre en Chine l'été dernier, dont les tragiques conséquences ont été immédiatement retransmises sur nos écrans, a été accueilli par le reste du monde, non pas avec indifférence, mais avec empathie et un sens profond d'obligation morale envers les victimes chinoises. C’était la plus belle heure de la mondialisation.
Jagdish Bhagwati est professeur à l'Université d'économie et de droit à l'Université Columbia, senior fellow en économie internationale au Council on Foreign Relations, et l'auteur de Plaidoyer pour la mondialisation ou encore Éloge du libre-échange. Il est un auteur prolifique sur les questions de politique publique et du commerce international.
Michael Wlatzer : "Bien sûr."
La concurrence sur le marché met les gens sous pression et les conduit à briser les règles ordinaires de conduite décente et puis à produire de bonnes raisons pour le faire. Ce sont ces rationalisations – l’interminable aveuglement nécessaire pour toucher de fond sans que cela ne nous dérange - qui corrodent le caractère moral. Mais ce n'est pas en soi un argument contre le libre marché. Pensez aux manières dont le fonctionnement politique démocratique corrode aussi le caractère moral. La concurrence pour le pouvoir politique met les gens sous pression – les conduisant à proférer des mensonges dans les meetings publics, à faire des promesses qu'ils ne peuvent pas respecter, à prendre l'argent d’individus peu fréquentables, à compromettre les principes qui ne devraient pas être compromis. Tout cela doit être défendu de quelque manière, et le caractère moral ne survit pas à cette défense – ou du moins, il n’en sort pas indemne. Mais ces défauts évidents ne constituent pas un argument contre la démocratie.
Bien sûr, les concurrences économique et politique produisent également des projets de coopération de types différents - les partenariats, entreprises, partis ou syndicats. Au sein de ces projets, l'empathie, le respect mutuel, l'amitié et la solidarité sont développés et renforcés. Les gens apprennent le donnant-donnant de la délibération collective. Ils établissent des positions, prennent des risques, et font des alliances. Tous ces processus forgent le caractère. Mais parce que les enjeux sont si élevés, les participants à ces activités apprennent aussi à se surveiller et se méfier les uns les autres, à dissimuler leurs projets, à trahir leurs amis... Nous connaissons la suite, du Watergate à Enron. Ils deviennent des « personnages » dans des histoires familières de corruption dans les entreprises, de scandales politiques, d’actionnaires victimes de fraude, et d’électeurs trompés. Que l'acheteur prenne garde ! Que l'électeur se méfie !
Est-il possible de rendre la concurrence politique et économique sûre pour les hommes et les femmes ayant une morale ? Elle ne peut certainement pas être entièrement sûre. Les marchés libres et des élections libres sont intrinsèquement dangereux pour tous les participants, non seulement parce que les mauvaises personnes, les mauvais produits, et les mauvaises politiques peuvent l'emporter, mais aussi parce que le coût de la victoire des bonnes personnes, des bons produits et des bonnes politiques peut être trop élevé. Nous ne traitons pas, toutefois, les dangers des marchés et des élections de la même manière. Nous travaillons dur pour fixer des limites à la compétition politique et pour ouvrir la politique à la participation de mortels ayant plus ou moins de morale. Les politiciens ne sont pas globalement reconnus comme des exemples de morale ces temps-ci, en partie parce qu'ils vivent tant sous l'œil des médias, et chaque petit péché ou chaque petite manie sera diffusé dans le monde entier.
Néanmoins, les démocraties constitutionnelles ont réussi à arrêter les pires formes de corruption politique. Nous sommes libérés des caprices des tyrans, de l'arrogance aristocratique, de la répression, des arrestations arbitraires, de la censure, des procès pour l’exemple. Nous ne sommes pas si libres que nous n'ayons pas besoin de défendre notre liberté avec vigilance, mais assez libres pour organiser cette défense. Les politiciens qui mentent trop souvent ou ne respectent pas assez leurs promesses ont tendance à perdre les élections. Non, la pire des corruptions de notre vie publique ne vient pas de politique mais de l'économie, et ce, parce que nous n'avons pas ces mêmes limites constitutionnelles au comportement de marché.
Sans doute la plus importante réalisation de la démocratie constitutionnelle a-t-elle été de débarrasser la politique du désespoir. Perdre le pouvoir ne signifie pas se faire tirer dessus. Les partisans du côté des perdants ne sont pas réduits en esclavage ou exilés. Les enjeux de la lutte pour le pouvoir sont inférieurs à ce qu'ils étaient, ce qui améliore grandement les possibilités d’une conduite morale. L'État providence moderne est censé faire la même chose pour l'économie : il « constitutionnalise » le marché en fixant des limites sur ce qui peut être perdu. Mais en fait, aux États-Unis au moins, nous n'avons pas grand’ chose dans cette espèce de constitutionnalisme de marché. Pour trop de gens, la lutte concurrentielle est presque désespérée. Le risque ici est lié à la survie d'une famille, aux soins de santé pour les enfants, à une éducation décente, à la dignité des personnes âgées. Et de tels risques ne laissent pas beaucoup de place pour la morale. Les gens décents agiront décemment, et la plupart des gens sont décents quand ils peuvent l’être. Pourtant, les effets de la lutte sont régulièrement corrosifs.
Une autre réalisation du constitutionnalisme a été de fixer des limites au pouvoir politique des hommes et les femmes les plus puissants. Ils doivent vivre avec des contre-pouvoirs, les partis et mouvements d'opposition, des élections périodiques, une presse libre et parfois critique. Le principal point de ces restrictions est de minimiser le dommage que les caractères déjà corrodés peuvent causer. Mais certains de nos politiciens intériorisent effectivement les contraintes, et cela est un processus important de la formation du caractère.
Le constitutionnalisme de marché fixerait des limites similaires au pouvoir économique des hommes et des femmes les plus riches. Mais encore une fois, de toute évidence, nous n'avons pas grand chose d'une constitution de marché. Les restrictions à la puissance économique sont très faibles : le contre-pouvoir des syndicats a été considérablement réduit, le système fiscal est de plus en plus régressif, la réglementation des services bancaires, de l'investissement, des politiques de prix, et des fonds de pension est pratiquement inexistante. L'arrogance de l'élite économique de ces dernières décennies a été étonnante. Et il semble clairement qu'elle peut faire à peu près tout ce qu'elle veut. Ce genre de pouvoir, comme Lord Acton l’écrivait jadis, est profondément corrupteur.
La corruption s'étend à la politique, où l'influence de l'argent, gagné sans retenue sur un marché sans frein, porte atteinte à la constitution politique. Vous avez besoin d'argent, disons, pour mener une campagne politique (pour un bon candidat ou une bonne cause), et voici que quelqu'un - un banquier, un géant de l’entreprise - qui a beaucoup d'argent vous le propose à un prix : des politiques ou des lois qui permettront d'améliorer sa position sur le marché. Le concurrent prend l'argent de cette manière, autant qu'il le peut. Quel caractère va-t-il résister à la corrosion désormais ?
Certains diront sans doute : n'est-ce pas la façon dont le caractère est testé ? Si le constitutionnalisme de marché limite le pouvoir de la richesse et que l'État providence réduit la peur de la pauvreté, ne rendons-nous pas la vertu trop facile ? Plus facile, peut-être, mais jamais très facile. Considérons à nouveau l'analogie politique : rendons-nous la vertu trop facile lorsque l'on nie le pouvoir tyrannique aux présidents et quand nous protégeons les faibles contre la persécution ? Les pressions corrosive de la compétition électorale ne disparaissent pas. Nous fixons des limites à ces pressions par respect pour la faiblesse humaine. Et si nous devons faire cela à l’égard des gouvernements, nous devons absolument le faire à l’égard des marchés.
Michael Walzer est professeur émérite à l'École des sciences sociales à l'Institute for Advanced Study à Princeton, New Jersey. Il est rédacteur de The New Republic, co-rédacteur en chef de Dissent, et l'auteur, plus récemment, de Thinking Politically.