Voilà un livre à la fois intéressant et déroutant. Jean Baubérot aborde, semble-t-il, la question de la laïcité par tous les angles à la fois, sautillant allègrement de l’école laïque à la médecine et de l’Eglise catholique aux droits des femmes. Cette errance quelque peu agaçante pour le lecteur habitué à des constructions moins éparpillées évite toutefois l’ennui et n’empêche nullement l’auteur d’apporter quelques utiles repères historiques et conceptuels.
Partant de la définition proposée en 1883 par Ferdinand Buisson, prix Nobel de la Paix au début du XXème siècle après une carrière consacrée au remodelage de l’appareil d’instruction publique, le début du livre présente la laïcité comme l’égalité de tous les Français devant la loi assurée en dehors de toute conviction religieuse, et la liberté de tous les cultes; état issu d’un processus de laïcisation qui a consisté en la différenciation progressive des institutions selon leur objet et la soustraction des institutions civiles à l’autorité religieuse. Après un florilège d’illustrations et d’interrogations, le dernier chapitre conclut à la liaison, sous le terme de laïcité, de trois aspects: la liberté de conscience, l’égalité de toutes les convictions (religieuses ou non), l’affranchissement de l’Etat, des institutions et des individus de toute autorité religieuse. Où est l’évolution depuis Buisson? les mauvais coucheurs ne la jugeront pas si manifeste qu’elle justifie trois cents pages de réflexion. Pour ma part, j’ai cru comprendre que l’évolution repose dans l’intégration du processus même de laïcisation dans le sens commun du mot laïcité, ainsi que dans l’égalité de toutes convictions, religieuses ou non; celle-ci n’est pas mentionnée par Ferdinand Buisson, ce qui laisse place à de nouvelles cléricatures et à l’idée d’une religion civile de la nation ou de la république.
Entre ces deux définitions qui ouvrent et ferment le livre, l’auteur explore l’histoire de la laïcité en distinguant trois seuils: celui de l’émergence de l’Etat civil et de l’affranchissement théorique, vis-à-vis du religieux, des deux extrémités du spectre institutionnel que sont l’Etat et l’individu; celui qui voit le déploiement d’institutions de socialisation indépendantes du religieux, s’appuyant sur une autorité née de la confiance dans un progrès général de l’humanité qui assimile la compétence technique et scientifique et le bien; et enfin celui du découplage des progrès technique et social, qui fragilise ces grandes institutions. Au long du processus historique qui traverse ces seuils successifs, la question de l’universel ne cesse de resurgir pour compliquer celle de la laïcité : depuis les « droits de l’homme et du citoyen », on hésite à attribuer, finalement, ces droits à l’homme – fût-il femme – ou au citoyen. La définition de l’homme ne pose pas tant de difficulté ; mais celle du citoyen! Apparaît alors une tension entre une idée « républicaine » qui pose dans la chose publique la tension à l’universalité en bien ultime qui ne peut être servi que par un citoyen que ne détermine nulle particularité (notamment celle d’être femme, ou Juif) et une idée «démocratique» qui voit dans la participation de chacun, si particulier soit-il, le critère définitif du bien politique. La même tension se transpose dans la querelle de l’école entre hiérarques de la transmission du savoir, creuset de citoyenneté en qui s’abolissent toutes les particularités des élèves, et caciques de l’ouverture au monde et de la construction du savoir par l’élève; elle se lit encore dans les différentes façons d’aborder la question même de la laïcité, entre une approche républicaine de la laïcité comme absolu effaçant les particularismes liés aux religions (voire les religions elles-mêmes), et une vision démocratique de la laïcité ouverte qui offre aux religions une visibilité parfois problématique.
Après s’être ébroué gaiement à la suite de Jean Baubérot au milieu de ces concepts, le lecteur est invité à retenir un message principal: la laïcité à la française n’est ni un exemple ni une exception, mais une histoire, différente de celle d’autres états, mais coulant dans le même sens. Dès lors, il est indispensable de tenir compte de ce mouvement et de ne pas se figer dans le culte d’une laïcité idéale qui tiendrait par exemple à l’invisibilité totale des religions. Evoquant ainsi l’initiative de Lionel Jospin et Jacques Chirac obtenant, dans leur souci de laïcité, de remplacer dans le préambule à la Charte européenne des droits fondamentaux, l’«héritage culturel, humaniste et religieux» de l’Union par son «patrimoine spirituel et moral», Jean Baubérot suggère que la vraie question n’est pas tant celle de l’héritage que l’on revendique, mais de l’opportunité qu’il y a à revendiquer passionnément un héritage, quel qu’il soit; et que la question de la laïcité, bien réelle et exigeant toute l’honnêteté et tout le discernement des citoyens, n’est en tous cas pas celle de la forme qu’elle a pu prendre dans le passé. Cette conclusion paraîtra certes assez peu engagée, mais elle a le mérite de bien correspondre au propos d'un livre qui fournit au lecteur des éléments de réflexion plus que des directives.
Laïcité 1905 – 2005, entre passion et raison, Jean Baubérot, 2004