suite de cette intéressante discussion à propos de Camden...
Les libéraux, classiques ou pas, s’accordent tous sur la relégation de l’Etat au minimum (police, justice, armée, par exemple), protecteur de leurs droits naturels ou positifs supposés inaliénables et sur un marché auto-régulé censé créer un lien social, les vices privés étant à l’origine des vertus publiques. La distinction économique/politique rapportée au libéralisme me parait peu opérante. A l’origine se trouve une seule et même chose qui est une doctrine moderne individualiste d’émancipation, d’autonomie, en rupture avec toute hétéronomie (qu’elle soit religieuse, morale, philosophique, politique, etc) et avec la conception holiste qui prévalait partout dans les cultures traditionnelles. En ce sens, pour un vrai libéral, l’intérêt général n’a pas de sens car seuls comptent sa liberté, la protection de droits innés, indépendants de tout contexte social historique et de tout environnement communautaire.
Quand je parle d’anomie concernant le libéralisme, je fais référence au fait que les sociétés libérales ont, par principe, privatisé toute référence morale, philosophique ou religieuse au nom de la liberté de chaque individu d’e pourvoir suivre ses propres croyances dans les limites (fort théoriques) des mêmes libertés d’autrui. Hormis le Marché (ce « doux commerce ») censé apaiser les mœurs et faire société et le Droit que rien ne borne hormis les intérêts divergents de tous ces individus contractants que tout oppose et que rien ne réunit hormis la volonté de vivre à l’abri de la violence. Aristote il y a bien longtemps a écrit avec justesse combien le fait de partager des valeurs civilisationnelles communes était une des conditions nécessaires à la paix civile. Ce que ne sont ni le commerce ni un droit fluctuant au gré des lobbys et de majorités « démocratiques » (qu’un libéral ne reconnaît d’ailleurs pas, ses droits naturels étant –par nature- inaliénables).
Quand je dis que pour les libéraux classiques, l’homme n’est pas un être fondamentalement social c’est parce que la notion d’intérêt général n’a pas de sens dans cette anthropologie individualiste qui fait de l’individu censément libre et responsable son principe de base. La vieille discussion entre libéraux et communautariens…Le lien contractuel révocable à tout moment qui relie des individus « libres » mais dont les intérêts sont souvent parfaitement contradictoires me parait relever de la fiction, de l’utopie. Même si l’idée parait séduisante.
De cette même logique individualiste et contractuelle découle cet idéal d’individu nomade, ce citoyen du monde, bardé de droits inaliénables, parcourant le monde à la recherche de son meilleur intérêt, ne connaissant que des attachements (des communautés) ponctuels et consentis, révocables à loisirs, ayant congédié depuis longtemps toute appartenance « naturelle » culturelle, sociale, communautaire ou géographique. Sorte de monade hors-sol dont le mode de vie sans entraves se trouve promu par la quasi-totalité de l’hyperclasse occidentale, quelle que soit sa couleur politique…Pourquoi des frontières ? (ie les Attali et Minc d’aujourd’hui sont bien les héritiers –illégitimes ? mais les héritiers quand même- de Smith et Hume)
Cette tentation des libéraux d’absolutiser la figure de l’individu, de prendre la partie pour le tout, ce primat des droits de la personne suppose un cadre collectif qu’il ne fournit pas. Les partisans de la liberté individuelle tendent à ignorer l’existence de la communauté dont ils ont besoin, et que leur ignorance menace : « La liberté dissocie, divise, sépare, oppose. Elle délie et disperse les individus ; elle démultiplie les travaux et les rend étrangers les uns aux autres. Pis, elle désolidarise les classes et les jette les unes contre les autres. » (Marcel Gauchet, La crise du libéralisme)
Dire cela ne revient pas à nier la valeur des libertés individuelles mais à souligner qu’on ne saurait les défendre sans conserver à l’esprit les exigences propres de la vie collective.
Mais revenons à la ville de Camden, dont la situation chaotique me parait avoir bien plus à voir avec la logique de ce capitalisme industriel et prédateur –désormais planétaire- que ne renieraient pas les Pères Fondateurs de la Cité sur la colline et ceux du dogme de l’auto-régulation des marchés que de syndicats archaïsants ou d’un interventionnisme étatique US.
Il est comique de voir ceux qui n’ont cessé de gloser sur les mérites de la « main invisible » et les vertus du marché « autorégulé » (« c’est le marché qui doit s’occuper du marché », lit-on régulièrement dans le Financial Times) se précipiter vers les pouvoirs publics pour demander leur recapitalisation ou leur nationalisation de fait. C’est le vieux principe de l’hypocrisie libérale : privatisation des bénéfices et socialisation des pertes. On savait déjà que les Etats-Unis, grands défenseurs du libre-échange, ne se privent jamais de recourir au protectionnisme chaque fois que celui-ci sert leurs intérêts. On voit maintenant comment les adversaires du « big governement » se tournent vers l’Etat quand ils sont au bord de la faillite. La nationalisation de fait de Fannie Mae et Freddie Mac, les deux géants du prêt hypothécaire américains, représente à cet égard un fait sans précédent. On peut y voir un brutal retour du principe de réalité. Mais c’est aussi, pour l’idéologie libérale, un effondrement de l’un de ses principes de légitimation (la sphère publique ne doit jamais interférer avec les mécanismes du marché, sous peine d’en diminuer l’efficacité). Industrialisation et désindustrialisation, immigration sauvage et délocalisations sont les avatars de cette même logique individualiste et utilitariste de marchand maximisant ses bénéfices pour son seul meilleur intérêt et au détriment des autres.
On ne saurait réduire la geste libérale à l’hubris mercantile de nos Bill Gates et autre Tapie mais force est de constater que ces hommes sont quelque part les héritiers de cet idéal absolu d’émancipation de tout et de tous.
Non?