Cela ne se passe pas comme ça !
par Christian Rangdreul
« Le Verbe s’est fait chair
L’histoire acquiert espace »
Ioan Alexandru
Un spécialiste actuel des relations internationales et des problèmes stratégiques l’a affirmé sans détours, « la géopolitique s’organise autour d’une interrogation inavouée : qui détiendra la puissance décisive dans le monde futur ? » (1). Autrement dit, au train où vont les choses : qui exercera sans partage le triple pouvoir culturel, politique, économique, sur l’ensemble de la planète devenue oïkoumenê unique après achèvement du processus actuel de mondialisation ? Or, tous ceux qui sont attentifs à son œuvre savent que cette interrogation, de moins en moins « inavouée » depuis la parution du Grand échiquier de Zibniew Brjezinski (2) et les attentats du 11 septembre 2001, est au cœur de l’écriture de Jean Parvulesco. Mais chez cet adepte de la « géopolitique transcendantale » esquissée par le trop tôt disparu Dominique de Roux – qui lui dédicaça son De Gaulle (3) – l’interrogation en question prend une dimension particulière, elle fait exploser le cadre étroit de la géopolitique conventionnelle.
La Royauté mythique,
" pierre angulaire " de la géopolitique transcendantale
Jean Parvulesco ne fait pourtant que reprendre, comme tout bon géopolitologue, l’axiome-clé formulé par le géographe anglais Halford Mackinder (1861-1947) : « Qui contrôle le "Hearthland" [le Cœur des terres centre-asiatiques] contrôle l’Ile du monde [l’immense Bloc Continental Eurasiatique], qui contrôle l’Ile du monde contrôle le Monde ». Cependant, si l’axiome est repris, c’est rien moins que pour être transmuté ou, comme disaient autrefois les bâtisseurs de cathédrales, pour lui poser sa « clef-de-voûte », sa « pierre angulaire », à savoir le concept géospirituel de Centre du Monde, réverbération terrestre du Cœur du Christ. Rien là de fumeux, car cette idée de Centre du Monde était connue et prise au sérieux en chrétienté médiévale comme « Royaume du Prêtre Jean » ; elle est toujours présente en contexte tibéto-mongol comme « Royaume de Shambhala », « résidence » du Chakravartin ( « Celui qui fait tourner la Roue [chakra] du Dharma [la Loi universelle] » ). Royaumes mythiques, c’est à dire royaumes exprimant une réalité subtile cachée derrière la réalité empirique, les royaumes du Prêtre Jean et de Shambhala sont « imaginalement » situés au cœur du Bloc Continental Eurasiatique, l’Île du Monde, tout comme le Hearthland de Mackinder. Ainsi, dans l’optique parvulescienne, le perpétuel combat géopolitique transcendantal opposant le modèle thalassocratique quantitatif, financier, nomade et marchand – « Qui domine les mers domine le commerce mondial » avouait le navigateur Walter Raleigh (4) –, et le modèle tellurocratique qualitatif, productif, enraciné et culturel, se voit appréhendé à son véritable niveau, eschatologique : « …les enjeux ultimes […] des batailles finales actuelles, apparaissent comme étant, en dernière analyse, des enjeux fondamentalement spirituels et religieux. » (p. 363)
Vladimir Poutine « époux mystique »
de la Sainte Russie ?
Ouvrage incontournable pour tous ceux qui s’essaient à visiter les coulisses de l’histoire mondiale, Vladimir Poutine et l’Eurasie, édité par Les Amis de la Culture Européenne en 2005, reprend des articles s’étendant sur près de trente années (5). Depuis La doctrine géopolitique de l’URSS paru en 1977, jusqu'à L’assomption de Vladimir Poutine datant de 2004, ce sont ainsi pas moins de vingt-huit étapes d’un voyage dans les arcanes de la géopolitique transcendantale, géopolitique exaltée (au sens de l’exaltatio, de ce qui tire vers le haut : altus ) tout autant qu’exaltante, que Jean Parvulesco nous fait parcourir. En effet, cette géopolitique là « est le fait d’une intervention extérieure, de niveau transcendantal, dans la marche immédiate de l’histoire, qui en rehausse le cours et en change révolutionnairement l’orientation du moment. » (p. 338) L’écorce de la géopolitique extérieure, consensuelle et horizontale, y est percée, la sève de la géopolitique intérieure, ignorée et verticale, mise en lumière. En forgeron-alchimiste de la littérature de combat sophianique – car c’est bien à un combat pour l’Âme du monde que l’auteur convie le lecteur – Jean Parvulesco s’emploie de cette manière à travailler la matière métapolitique et géopolitique dans le dessein proclamé de façonner un « outil », outil conceptuel forgé dans le feu de l’imaginal, « outil contre-stratégique décisif d’un combat total » (p. 12).
Vladimir Poutine n’ayant accédé au pouvoir qu’en 2000, seuls six chapitres du livre, hormis la préface, traitent directement du chef de l’État russe. Pour autant, la cohésion du recueil ne s’en trouve nullement altérée, et ce, de par le fait que le destin de « l’homme de la dernière bataille », « la bataille pour la mise en place révolutionnaire de l’"Empire Eurasiatique de la Fin" » (p. 227), aurait été en quelque sorte préparé par les matrices de la Providence afin d’épouser les « missions eschatologiques de la Russie ».
C’est que Jean Parvulesco est un inconditionnel de Vladimir Poutine en qui il voit non seulement un « de Gaulle russe » (p. 255) mais aussi, « symboliquement et inconsciemment, comme une représentation sur terre du Christ Pantocrator et ses armées comme celles du "Soleil de Justice", du Sol Justitiae » ! (p. 433) Propos exagéré assurément, mais qui a, en tout cas, le mérite de contrebalancer les outrances de la grande majorité de la caste politico-médiatique française, sinistrement obstinée à brosser de Vladimir Poutine un tableau des plus sombres. Qu’on se souvienne, et cet exemple en dit long sur la nature infrarationnelle de l’hostilité de ce milieu, des événements tragiques du théâtre de Moscou et de l’école de Beslan, à l’occasion desquels cette caste faisandée s’est acharnée sans honte sur la « brutalité » des forces de sécurité russes pourtant confrontées à une situation extrêmement difficile, en passant au second plan la responsabilité première, causale, de la sauvagerie des preneurs d’otages tchétchènes. Que l’on observe sans parti pris comment, toujours avec le même acharnement exempt de toute nuance, les plus noirs desseins se voient attribués aux efforts de restitution à la Russie de son rang naturel par Vladimir Poutine, dépeint sous les traits d’un autocrate ivre de pouvoir (6).
Quant à l’eurasisme, ou plutôt au néo-eurasisme conceptualisé par le talentueux géopolitologue russe Alexandre Douguine – chez qui le meilleur côtoie parfois le pire (7) –, la même caste inculte et servile, réagissant selon des réflexes « pavloviens », n’a évidemment pas manqué d’y voir une nouvelle forme de « peste brune ». Mais, face au démocrato-bellicisme sur fond de « religion civile » de George Bush (8), dont le néo-messianisme fait si remarquablement pendant à l’islamo-bellicisme apocalyptique de Ben Laden qu’il est difficile de ne pas penser au couple Big Brother-Goldstein du 1984 de George Orwell, l’évidence géopolitique eurasienne, dont les racines se situent, comment pourrait-il en être autrement, en Russie (9), semble s’imposer peu à peu comme un pôle de résistance qualitative à l’américamécanisation des âmes. La Pax atlantica, déjà mise à mal par l’excellente politique étrangère pro-russe du général De Gaulle (10), n’est plus l’horizon unique des européens de l’Ouest, une autre s’offre à eux, du côté de l’Est – le « Grand Est » de Chögyam Trungpa – : la Pax eurasiana. Or, c’est précisément là que se situe l’épicentre de Vladimir Poutine et l’Eurasie ainsi que de l’ensemble de l’œuvre de Jean Parvulesco, poèmes romans et articles confondus.
Cela ne s'est pas passé comme ça !
Quelle que soit l’opinion que l’on se fait de Vladimir Poutine, toujours est-il que le président russe ne peut manquer d’apparaître comme un homme d’État hors du commun à bien des égards. Dans La mystérieuse ascension de Vladimir Poutine, Jean Lorrain le remarque fort pertinemment : « La personnalité de cet homme à l’allure empruntée, au physique terne et à l’apparence réservée de fonctionnaire sans envergure contraste tellement avec son ascension météorique jusqu’au sommet du pouvoir, qu’il est difficile de ne pas concevoir le soupçon d’un grand mystère, immédiatement corroboré par son sulfureux passé d’agent secret » (cit. p. 221). Il faut par exemple se souvenir qu’avant d’être élu Président de la République de Russie, Vladimir Poutine avait été mis en selle par le pitoyable clan Eltsine allié à une oligarchie d’affairistes sans scrupules occupée à livrer la Russie et le peuple russe à la « Suprasociété globale » pétrolo-financière dénoncée par Alexandre Zinoviev (11), pensant faire de lui un instrument des plus dociles. Mais « cela ne s’est pas passé "comme ça" » (12). L’ex officier du KGB (13) mata les oligarques. Rénovateur, sans se détourner de l’Est, de la politique réaliste d’ouverture à l’Ouest inaugurée par Pierre le Grand, le petersbourgeois Vladimir Poutine, « premier, depuis Nicolas II, à s’avouer profondément chrétien et à souhaiter que l’orthodoxie joue un rôle important dans la société » (14), né sous le signe de la Balance (signe particulièrement favorable pour un homme politique appelé à diriger un pays dont le blason représente une Aigle à deux têtes, l’une tournée vers l’Occident, l’autre vers l’Orient), oui, l’« homme à l’allure empruntée » se révéla un véritable homme d’État, un patriote soucieux de redresser, après des décennies de malheur, un pays qui n’est pas n’importe quel pays mais la première puissance continentale, née en 988 par la grâce du baptême du prince Vladimir dans les eaux du Dniepr.
Jean Parvulesco, témoin de l’Orient du Nord
Malgré ses grands mérites, la vérité nous oblige cependant à dire que l’œuvre stimulante de Jean Parvulesco souffre à nos yeux d’importants défauts : irrationalité élevée au rang de dogme, goût de l’obscur, admiration pour des personnages ou des événements douteux, « tantrisme » catholique pour le moins problématique. En ce qui concerne plus particulièrement Vladimir Poutine et l’Eurasie, notre réserve porte surtout – en dehors de désaccords relativement mineurs d’ordre strictement géopolitique – sur la propension de l’auteur à prendre ses désirs pour des réalités, accompagnée d’affirmations invérifiables. Cela s’explique sans doute par le fait que Jean Parvulesco est aussi, et peut être avant tout, poète, comme son écriture l’atteste (15). Or, si « la poésie est poursuite passionnée du réel » ainsi qu’aimait le proclamer Oscar Milosz à la face de ceux qui, hier comme aujourd’hui, la confondaient avec un onirisme plus ou moins trafiqué, elle n’en reste pas moins sollicitée par l’ « adéquation personnelle » de celui en qui elle s’incarne. Au lecteur, donc, de séparer le bon grain de l’ivraie.
Reste l’essentiel, à savoir que le Pôle céleste, l’« Orient du Nord » de l’Iran mazdéen, innerve l’ensemble des écrits de Jean Parvulesco, vrai écrivain injustement mais fort logiquement ignoré par la critique, écrivain singulier dont le style médiumnique (au sens premier de médiateur) élève le lecteur jusqu’au franges de ce monde intermédiaire qualifié par Henry Corbin de mundus imaginalis. Ainsi Jean Parvulesco doit-il être rangé dans la confrérie des écrivains authentiquement révolutionnaires, ceux pour qui la Révolution est retour aux principes et, partant, au Principe des principes (revolutio = retour à l’origine).
À l’évidence, que Jean Parvulesco soit né en Roumanie, terre héritière, si l’on en croit Vasile Lovinescu (alias Geticus) (16), de la Dacie hyperboréenne, y est pour quelque chose. Une Roumanie intérieure qui donna à l’Europe meurtrie du XXème siècle des hommes aussi remarquables, à différents titres, que les pères Dumitriu Staniloae et André Scrima, le poète devenu moine Sandu Tudor, le guénonien Michel Vâlsan, l’historien des religions Mircea Eliade, ou encore le philosophe Cioran. Le centre-européen Jean Parvulesco appartient avec l’est-européen Alexandre Douguine à cette espèce rare de géopolitologues que l’on pourrait qualifier de différenciés. Car s’il est, comme l’a démontré Julius Evola, des « hommes différenciés », à savoir des hommes qui ne font pas partie du troupeau des asservis, volontaires ou non, aux sophismes du monde moderne, ceux parmi eux qui, de près ou de loin, « pratiquent » la géopolitique, se tiennent dans une posture intellectuelle verticale qui leur permet de voir les grands enjeux internationaux non uniquement d’un point de vue analytique et étroitement historiciste comme le font trop souvent les ouest-européens que nous sommes, mais aussi et surtout d’un point de vue synthétique, scrutateur du sens le plus profond de l’histoire. Ce faisant, le regard érige quasiment la géopolitique au rang de ce que la doctrine hindoue qualifie de darshana, vision par l’« œil du cœur » des réalités métaphysiques et cosmologiques.
Pour Jean Parvulesco tout vient du Pôle et tout y retourne. Or, et cela est sous sa plume non seulement implicite mais souvent explicite, le Pôle, in fine, c’est le Christ. Nul doute, dès lors, que ce soit cette polarité christo-mariale dont il se fait géopolitiquement le médium, qui offre au lecteur des écrits géopolitiques de Jean Parvulesco, dont Vladimir Poutine et l’Eurasie est sans doute la contribution la plus importante, cette si particulière sensation d’ouverture « désintoxicante ». Désintoxicante parce qu’ouverte à l’espace libérateur donné à l’histoire par le Verbe fait chair.
(Ce texte est paru dans Contrelittérature n° 18 )
Notes
1. Philippe Moreau Defarge, Introduction à la géopolitique, Seuil, 1994, p. 39.
2. Zbigniew Brjezinski, Le grand échiquier, Hachette, 2002.
3. Dominique de Roux, De Gaulle, Éditions Universitaires, 1967.
4. Cité par Carl Schmitt, Terre et Mer, Éd. du Labyrinthe, 1985, p. 74.
5. À signaler tout particulièrement : La signification suprahistorique du massacre des derniers Romanov, texte dans lequel l’auteur démontre avec une exceptionnelle acuité quel était l’« objectif précis » et la nature réelle de ce qui se tenait derrière la liquidation bestiale de la famille impériale russe, liquidation mise en parallèle avec celle de la famille royale française.
6. Jean Parvulesco s’inscrit à juste raison en faux contre cette diabolisation, mais nous craignons fort – nous aimerions nous tromper – que ce soit pour tomber dans un travers diamétralement opposé, celui de l’angélisation : Vladimir Poutine « homme prédestiné », « concept absolu » (p. 9) ? Celui qui épouse « mystiquement la cause abyssale de la Russie totale [..] la "Sainte Russie" » (p. 10) ? Chef d’état inspiré par la « doctrine impériale européenne du Grand Continent » afin que se mette en place « l’intégration politique définitive de l’Europe de l’Ouest, de l’Europe de l’Est et de la Russie, de la grande Sibérie, de l’Inde et du Japon » (pp. 342-343) ? Jean Parvulesco voit encore en Vladimir Poutine le « croyant profond, mystique, [qui] prend fondamentalement parti pour l’orthodoxie, tout en comptant, à terme, sur des retrouvailles continentales entre l’orthodoxie et le catholicisme impliquant un retour suprahistorique à la "religion antérieure", d’"avant la séparation" [le schisme de 1054]. » (p. 225) Mais n’est-il pas hasardeux et prématuré de créditer Poutine de qualités si exceptionnelles et de desseins si élevés ?
7. Un volume rassemblant des traductions de textes de cet auteur a été édité par Avatar éditions sous le titre : Le prophète de l’eurasisme Alexandre Douguine, 2006. Chez le même éditeur : Alexandre Douguine, La grande guerre des continents, 2006.
8. Sebastien Fath, Dieu bénisse l’Amérique. La religion de la Maison-Blanche, Seuil, 2004 ; Jean-François Colosimo, Dieu est américain De la théodémocratie aux Etats-Unis, Fayard, 2006.
9. Hélène Carrère d’Encausse, L’Empire d’Eurasie, Fayard, 2005. Marlène Laruelle, L’idéologie eurasiste russe ou comment penser l’empire, L’Harmattan, 1999 ; Mythe aryen et impérial dans la Russie au XIXème siècle, CNRS éditions, 2005.
10. De Gaulle et la Russie, sous la direction de Maurice Vaïsse, CNRS éditions, 2006.
11. Alexandre Zinoviev, La suprasociété globale et la Russie, L’Age d’Homme, 2000 ; La grande rupture. Sociologie d’un monde bouleversé, L’Age d’Homme, 1999.
12. « Cela ne se passe pas comme ça » avait répondu Philippe de Combas à un conspirateur de petite envergure qui projetait salement d’offrir la France à l’Allemagne nazie lors d’une obscure réunion tenue en 1943. La formule fit à Raymond Abellio, présent à cette réunion, l’effet d’un koan zen, prélude à sa conversion au « déterminisme divin » que lui enseigna le même Philippe de Combas. Raymond Abellio, Ma dernière mémoire III. Sol Invictus 1939-1947, éd. Ramsay, 1980, p. 24.
13. « Pour nous, KGB et démocratie sont des notions antinomiques. Pas en Russie, où même l’intelligentsia libérale sait désormais que la perestroïka et la glasnost, qui ont fini par emporter le système communiste, avaient été conçues par le dernier "grand" chef du KGB, Youri Andropov. Quand au "peuple opprimé", il trouve aux anciens du KGB tant de qualités de sérieux et de droiture qu’il les porte vers la victoire à chaque élection. » Victor Loupan, Le défi russe, Éditions des Syrtes, 2000.
14. Ibid., p. 132.
15. Dans Le gué des louves, Guy Trédaniel, 1995, p. 88, Jean Parvulesco déclare ne plus être intéressé par la poésie, mais c’est aussitôt pour dire qu’il se sent en charge du travail poétique et pour en expliquer les raisons.
16. Geticus, La Dacie hyperboréenne, Pardès, 1987