[réédition]
La faramineuse polémique accompagnant la publication du nouveau livre d’Eric Zemmour sera-t-elle préjudiciable ou propice à l’ouvrage ? Cette hystérie médiatique fera mieux vendre sans doute Mélancolie française , et l’éditeur doit se frotter les mains ; mais toute publicité n’est pas bonne à prendre, si elle brouille la teneur d’un livre et l’image de son auteur.
Ce serait dommage, car Mélancolie française, outre un beau titre, est un bon livre en son genre. On aurait tort, appâté par le buzz, de se jeter sur le dernier chapitre, ses sombres constats et prophéties avec l’immigration incontrôlable pour thème : ce chapitre est amené par les huit précédents, au fil desquels l’auteur opère un vif travelling de notre histoire depuis le démantèlement de la Gaule romaine jusqu’à nos jours. Il y retrace les heurts, bonheurs et malheurs de la France dans son ambition millénaire d’« unifier l’Europe autour d’elle ». Telle est la ligne de force de l’ouvrage, et le sens de la « mélancolie » puisque Zemmour juge désormais obsolète cette ambition : «C’est de cet échec, de ce renoncement, que nous ne nous remettons pas. Cette blessure saigne encore, même si on fait mine de ne pas voir le sang couler (…) Comment trouver un rôle dans la distribution mondiale, alors qu’on n’a plus le rôle-titre, qu’on pressent même qu’on aurait dû, et pu, le conserver, et que ce déclassement vous meurtrit, même si on dissimule cette meurtrissure derrière une autodérision qui va jusqu’à la haine de soi ?»
Il serait trop long ici de regarder dans le détail toute la démonstration. Contentons-nous de quelques jalons suivant la chronologie des chapitres.
Dans le premier, « Rome », Zemmour décèle, après la chute de l’Empire et les invasions, « une inexpugnable nostalgie pour l’unité originelle » qui de Clovis à Richelieu taraude ce peuple jusqu’à la reconstitution de la Gaule romaine : « Le traité de Westphalie de 1648 donnait les clés de l’Europe à la France. (…) Mille ans d’effort. L’essentiel était fait.» Mais le XVIIIe siècle égrène, de traité en traité, le renoncement de la nouvelle Rome devant une nouvelle « Carthage » (titre du chapitre 2), l’Angleterre . Traité d’Utrecht, traité d’Aix-la-Chapelle, traité de Paris : « La paix avait un prix : la sujétion de Versailles à Londres. » Napoléon (« L’Empereur », chapitre 3) reprend le flambeau, reconstitue la Gaule romaine et l’empire de Charlemagne : « Des frontières naturelles on passa à l’unification de l’Europe » ; et pour répondre au libre-échange conçu par Albion comme « une guerre, une mission sacrée », l’Empereur invente le blocus continental : « L’Angleterre a vu la mort en face.» Mais Waterloo, mais le terrible traité de Vienne de 1815 qui nous ramène à la France de Louis XV : le destin change de mains, c’est désormais l’heure du Germain, du « Chancelier » (chapitre 4), Bismarck, Guillaume II, un partage du monde sans la France : « A l’Allemagne, l’Europe ; le monde à l’Angleterre. » Notre empire colonial ne sera que « de substitution », et notre rêve d’une nation de cent millions de Français d’un bord à l’autre de la Méditerranée sombrera dans l’évidence de l’impossible mixtion.
Le XXe siècle avec ses deux guerres mondiales voit émerger la puissance américaine, relais de l’anglaise, et toutes deux alliées imposent leur ordre géopolitique et économique à une France qui ne compte plus. Pétain (« Le Maréchal », chapitre 5), coupablement attentiste lors du premier conflit, choisit dans le second « la protection du maître allemand », suivi majoritairement par la gauche pacifiste, affirme Zemmour contre le dogme, évoquant (autre sacrilège qu’on lui fait payer) les « listes interminables de radicaux, socialistes et communistes devenus collaborateurs en 1940 ». De Gaulle (« Le Général », chapitre 6) redonne un moment à la France les moyens monétaire, militaire, diplomatique de sa grandeur passée , avec Malraux à ses côtés pour tenter même de « retrouver un rôle mondial par la force de frappe culturelle ». Mais, dit Zemmour en englobant nos présidents de Pompidou à Sarkozy, « tous ses successeurs ont peu à peu vidé la politique gaullienne de sa substance, au nom de l’Europe. » Voici donc venu le règne du « Commissaire » (chapitre 7). De Gaulle avait rêvé l’Europe comme « moyen pour la France de redevenir ce qu’elle a cessé d’être depuis Waterloo : la première du monde » (dixit Peyrefitte), mais d’élargissement en abaissement des taux de douanes et révision des textes fondateurs, « la préférence communautaire disparut. Une fois encore, les Anglais avaient vaincu ; le blocus continental avait été abattu. » Car il ne faut pas, ironise l’auteur, compter sur les élites françaises européistes pour soutenir l’intérêt français ; et de rappeler le « I’m not french » de Jean-Claude Trichet dès sa première conférence de presse, ou le mot cruel de sir Christopher Soames : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre un Français à la tête, car les Français sont les seuls à ne jamais défendre les intérêts de leur pays. » On préfèrerait ne pas suivre Eric Zemmour quand il écrit que « la guerre revient à pas de loup sur le continent européen » et qu’il regarde la Belgique (« Le Belge », chapitre huit) comme possiblement « l’épicentre d’un mouvement historique inouï. Si elle tombe, le jeu de dominos pourrait s’accélérer », car « la Belgique est la RDA de la France ».
Le neuvième et dernier chapitre (« La chute de Rome » ) met un point d’orgue à la mélancolie, car, défiant le politiquement correct (et nous ne sommes pas loin de la polémique que j’évoquais en commençant), l’auteur y soutient que le délitement qui nous a fait renoncer à contrôler l’Europe s’intériorise et s’approfondit au point de nous faire renoncer à la maîtrise de la Gaule même. Contre les thèses optimistes selon lesquelles le regain démographique français doit assez peu à l’immigration, ou que le renouveau national se prépare au creuset des flux migratoires arabo-africains, Eric Zemmour, depuis la subversion du droit jusqu’à l’affaissement de la langue, voit s’afficher tous les marqueurs d’un horizon de guerre civile sur notre sol, au terme d’une dislocation de la France appuyée sur « la religion des droits de l’homme », sur la « surveillance humanitariste de la gauche au nom de la liberté individuelle et du respect des racines » et sur « l’émergence d’une superclasse mondiale de nouveaux riches » pour qui les nations sont des vieilleries et des obstacles à la finance mondialisée.
Mélancolie française s’inscrit dans la lignée des livres de réflexion historique inspirée par l’amour de notre pays (on pense, par exemple, à L’âme de la France, de Max Gallo). Certes toute interprétation de l’histoire est subjective : celle d’Eric Zemmour l’est sans doute en maints endroits ; et sa « mélancolie », il faut le souhaiter, désespère peut-être un peu vite de notre génie du rebond. Mais, comme l’auteur le dit lui-même avec ce ton doux-amer dépourvu de lyrisme incantatoire qu’il maintient tout au long des ces 250 pages suggestives sans lourdeurs érudites (on regrette tout de même l’absence de notes, appendice et bibliographie) : « L’histoire qu’on raconte remplace l’histoire qu’on ne fait plus. L’histoire est convoquée en majesté pour nous rappeler notre passé glorieux, alors que le présent n’est plus à la hauteur », et que l’avenir est angoissant.
Arion
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Zemmour face à Jean-Luc Mélenchon
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Nous rééditons ce jour une note parue le 28 mars 2010 dans la rubrique “La grille du coq ” et cela au lendemain de la condamnation de Zemmour par le tribunal correctionnel de Paris. Les commentaires de l’époque ont été conservés.