Dans le dernier roman de Théo Ananissoh, Ténèbres à midi (2010), le style était dépouillé, le ton grave et sombre, cela afin de dessiner au plus vrai les traits d’une dictature omniprésente et omnipotente phagocytant tout espoir de renouveau : le suicide du conseiller à la présidence étant le point d’orgue de la tragédie. Rien de tel avec Un reptile par habitant, sorti trois ans plus tôt, où le ton y est léger quand bien même l’assassinat d’un cerbère de la dictature, crime qui fait basculer le destin d’un citoyen ordinaire, Narcisse. Celui-ci, professeur de lycée, la trentaine et chaud lapin devant l’éternel, est réveillé la nuit par la sonnerie de son portable alors qu’il est en conclave charnel avec la belle Joséphine. A l’autre bout du fil, Edith, une des ses autres maîtresses, elle-même collectionneuse d’hommes, l’implore de venir immédiatement chez elle. Sur place il ne peut que constater la malédiction qui s’abat sur lui : allongé dans le salon, le corps ensanglanté et sans vie du colonel Katouka, beau-frère du président à vie de la nation. Pour Narcisse une seule urgence, fuir au plus vite avant que les policiers n’arrivent sur la scène du crime et ne fassent des conclusions hâtives sur sa personne. Mais c’est sans compter sur le sous-préfet, autre amant d’Edith appelé à la rescousse, qui exige de Narcisse à l’accompagner près de la frontière où le corps sera enterré. Les autorités croiront peut-être à une lâche désertion d'un traitre à la nation. Une fois la besogne effectuée le serment est pris par les trois acteurs de ne plus se revoir, promesse que Narcisse a bien du mal à satisfaire assailli qu’il est par les questions qui met à mal la quiétude de son quotidien. Et si le pot aux roses était découvert ? Qui sont les réels commanditaires de l’assassinat ? Le gouvernement ? Quel est le rôle obscur d’Edith dans cet imbroglio infernal ? Au reste, Zupitzer, son collègue historien, se montre étrangement très intéressé par cette affaire qui fait les manchettes des journaux ! Il en sait beaucoup… bien trop !Tous les ingrédients sont ici rassemblés pour avoir un polar un bon polar. Mais si polar il y a - encore pourrait-on en discuter - il n’est aucunement noir : le ton y est facétieux et l’humour permanent quand bien-même l’écrivain s’attarde sur les complaintes de ce pauvre Narcisse. En outre, les descriptions des frasques sexuelles de cet amoureux de la gente féminine, y compris de ses nubiles élèves, donnent au récit une légèreté et un érotisme qui rend la lecture bien agréable.
« Joséphine était plus âgée que lui (…). A la voir habillée et coiffée avec mesure, on ne devinait pas qu’elle était une personne ardente. Au départ, d’ailleurs, Narcisse, qui ne s’en doutait pas, s’était intéressé à elle presque par amusement. Au guichet de la banque où elle l’accueillait, il avait vite compris que « le coup était jouable » - je reprends son expression. Et dès leur première rencontre, Joséphine révéla une qualité qui euphorisait chaque fois Narcisse : elle gémissait. Elle s’exprimait, chuchotait, câlinait avec des mots qu’il importe peu de reproduire ici. Elle aimait susurrer le prénom de Narcisse. Cela électrisait Narcisse ; il se sentait alors puissant, efficace, performant. Oui, Joséphine avait l’expérience et le talent pour encourager un homme. Son corps était accueillant, et, à la différence de la plupart des femmes de notre pays – les lycéennes en particulier, qui faisaient l’ordinaire de la vie sexuelle de Narcisse -, elle prenait l’initiative, embrassait en retour. Dès la première étreinte, elle avait su découvrir les endroits les plus sensibles de Narcisse, et les exploitait calmement, habilement. », pp. 42-43.
Des personnages hauts en couleur, un rythme dynamique avec des dialogues courts et efficaces, Un reptile par habitant est un roman qui se lit d’une traite sans jamais perdre de vue le contexte menaçant de la dictature sanglante, filigrane du récit. Une seule réserve toutefois, le choix d’un lycéen sans plus de précisions en guise de narrateur laisse perplexe.
Ananissoh Théo, Un reptile par habitant, Gallimard, Coll. Continents noirs, 106 p., 2007.