- Scargouille, Scargouille, tu me reçois ?
- Il fait noir, j’ai froid et je n’ai presque plus à manger !
- Tiens bon, Scargouille, je viens te chercher.
Il pleut des cordes. Limaçon se réjouit car il va pouvoir glisser sur l’herbe mouillée et ainsi gagner du temps. La route est longue jusqu’à la maison de monsieur Cartel et la côte est raide. Les minutes sont comptées, la vie de Scargouille est en danger. Vite, mettons-nous en chemin.
Illico presto, Limaçon quitte sa feuille de salade qu’il prenait plaisir à mâcher, grignoter, mastiquer lentement et avec délectation. Il fait un dérapage non contrôlé pour sortir de sa poubelle. Il ne peut pas se permettre de trainasser. D’ordinaire, il va cahin-caha, clopin-clopant, faisant durer le bonheur de se mouvoir dans les prés. Aujourd’hui est une rude journée où chaque instant est précieux, où se dandiner n’est pas d’actualité. Quelle épreuve pour notre gastéropode philanthrope que d’avoir à faire la course avec le temps ! Il se donne deux bonnes heures pour atteindre son but.
Scargouille l’attend, chronomètre en mains, faisant les cent pas dans sa cage de métal et priant le dieu Hélix de lui accorder la patience nécessaire pour ne pas sombrer dans la folie. Il a envie d’entrer dans sa coquille, de se recroqueviller pour ne plus penser durant ces sempiternelles minutes qui l’oppressent.
Pour une fois, Limaçon doit faire fi de sa maxime « Qui va piano va sano, qui va sano va lontano ». Il est évident que le stress raccourcit la vie et pourtant, l’enjeu en vaut la chandelle. Dans le cercle des limaces, on applaudit ce courage mais on critique aussi :
- Si Limaçon arrive à démontrer que nous sommes capables de vélocité, notre tranquillité est compromise !
A ces mots, notre héros en herbe redouble de vitesse.
- Je vais leur montrer, moi, que nous ne sommes pas des mollusques, que dans mon pied, il y a de l’audace. Il est temps de changer notre réputation.
Le paysage défile à toute allure, le sillon que Limaçon laisse derrière lui, montre bien la distance déjà parcourue. Quelques badauds s’étonnent de cet empressement :
- Mais où coures-tu si vite Limaçon ?
- Ah, Petit Gris, tu tombes bien. Scargouille est prisonnier, j’ai besoin de renfort. Peux-tu réunir une douzaine de tes disciples ?
- Nous ne sommes pas très forts, il vaut mieux demander au bourguignon. Attends, je l’appelle.
En deux temps trois mouvements, le bourguignon suivi de son armée, parvient à rattraper Limaçon qui commence à s’essouffler. Il était grand temps que les secours arrivent ! L’union fait la force, c’est bien connu.
Scargouille sait que le facteur ne passera pas aujourd’hui. C’est dimanche et les gens paressent, se déconnectent des trains-trains quotidiens, sont hors du temps du vendredi soir au lundi matin. Il n’aura pas sa ration journalière, son lot de factures pour déjeuner, la colle des timbres pour apéritif. Il est triste mais prend son mal en patience. Comme il regrette sa boîte à lettres en bois, vermoulue à souhait, dans laquelle il jouissait de divers loisirs : s’amuser à passer et repasser par les fentes du bois craquelé, laisser son empreinte donnant ainsi un petit air vernis à sa cachette. Il ne voyait pas les heures défiler, il était heureux. Mais que faire dans un tas de tôle à part compter les secondes, une à une, indéfiniment. Même le petit volet est hermétique. Le fer est froid, la lueur du jour n’y entre pas et quand le soleil tape dessus, il se transforme en fournaise.
- Pourvu que la pluie continue ! Je n’ai pas envie de finir incinéré. Limaçon est bien long à venir, j’ai hâte qu’il me sorte de là.
- Bourguignon appelle Scargouille, vous me recevez ?
- Bourguignon ? Mais où est mon ami Limaçon ? Que se passe t-il ?
- Tout va bien, mon cher, votre copain nous a conduit jusqu’à la fameuse forteresse où vous vous trouvez. Nous menons les opérations. Soyez rassuré, il n’y en n’a pas pour bien longtemps. Nous franchissons l’allée de bleuets et nous sommes à vous.
- Dépêchez vous, je vous en prie. Mon cerveau lent s’anesthésie au fil du temps. Je me désespère, je languis.
- Allons, allons mon petit, il n’y a pas de quoi sombrer dans l’ennui. Dans un court laps de temps, vous serez guéri.
- Mon Dieu, mais que les journées semblent interminables lorsqu’on souffre !
Cap’tain Bourguignon se montre ferme et ne fait aucun cas des états d’âme de Limaçon qui pleure déjà son ami.
- Oh langueurs monotones ! Pourquoi suis-je si las alors que je suis là enfin ?
Les troupes de notre commandant se forment d’abord en quadrille devant le bloc de fer puis se déploient en rang d’oignon, estimant que le parcours le plus direct donc le plus rapide sera le plus court. Sage réflexion lorsqu’on sait que la durée d’action est limitée dans le temps !
- On va se faire la courte échelle. Le plus costaud portera les autres et le plus habile ouvrira le petit volet avec ses antennes. Je me fais bien comprendre ou faut-il répéter et ressasser ? Allez hop et que ça saute !
Scargouille ne tient plus en place. Il a la bougeotte et se tort comme un asticot, il en bave de plaisir :
- Ca y est ! ils sont sur le point de me libérer. Je ne suis pas prêt de me refourrer dans ce guêpier. Cette longue attente me vaut leçon.
Les choses vont très vite maintenant. Scargouille n’a pas le temps de dire « Ouf » qu’il est tiré d’affaire. L’armée fait une petite pause avant de retourner au camp. Limaçon et son ami, gais comme des pinsons, entament une valse à trois temps.