Conférence de presse de Dominique de Villepin au CAPE (18/02/2011)
Devant le mouvement des peuples arabes, je veux d’abord dire ce matin mon émotion dans un moment qui nous réjouit et nous rassemble. L’Histoire, grâce à ces hommes et ces femmes de Tunis et du Caire, grâce à ces jeunes, est à nouveau en marche. Ils se sont levés pour dire non à la résignation, non à la fatalité.
Je sais qu’au Maghreb, au Moyen Orient, partout dans le monde, on a espéré des paroles fortes et des gestes forts de la part de la France et de l’Europe.
Soyons au rendez-vous, nous tous, citoyens de France et d’Europe, pour saluer cet événement. Car la Méditerranée est notre mer commune. Nous partageons une longue histoire et une grande amitié. Tous les Français de Tunisie et d’Egypte le savent, comme le savent tous les Tunisiens et les Egyptiens de France. Je ne l’oublie pas, moi qui suis né à Rabat.
Nous avons besoin d’une voix et d’une conscience. Pour dire le sentiment de fraternité qui est le nôtre. Pour dire notre sentiment de fierté devant le sursaut d’une jeunesse à travers les visages de Mohamed Bouazizi, immolé en Tunisie, de Khaled Saïd, torturé à mort en Egypte, sans oublier la figure de cette jeune fille, Neda Agha-Soltan, assassinée en Iran.
Nous ne pouvons pas rester silencieux et immobiles sur notre rive de l’Histoire. A l’heure de l’internet, comment ne serions-nous pas fiers de ce mot d’ordre des Gavroches arabes : « dégage », dans cette langue française, qui a porté à travers le monde le rêve de Victor Hugo ?
Que s’est-il passé en Egypte et en Tunisie ? Que se passe-t-il dans le monde arabe, en Jordanie, au Yémen, en Libye, en Algérie, au Bahreïn, et au-delà en Iran ?
Les peuples égyptien et tunisien se sont libérés par eux-mêmes. Ils se sont libérés sans violence. Ils se sont libérés avec, pour seule arme, leur dignité nue. Et en se libérant, ils nous ont libérés de nos peurs et de nos aveuglements. Ils ont fait surgir de nouveaux espoirs après des décennies d’immobilisme. Le monde arabe n’était vu qu’à travers le danger du terrorisme, de l’islamisme ou du pétrole.
Chacun le sait aujourd’hui. Il n’y a pas d’exception arabe qui rendrait le monde arabe incompatible avec la démocratie, avec la liberté. Il n’y a pas à imposer la démocratie par la force aux peuples arabes au prétexte qu’ils seraient incapables de le faire par eux-mêmes. Les peuples ont pris la parole. Ils ont pris en main leur destin, de façon pacifique. Ils sont désormais aux avant-postes de valeurs universelles que nous partageons avec eux. Ils ont mis fin à une malédiction qui pesait sur eux. Et ce qui semblait impossible est soudain devenu possible. Une jeunesse condamnée à tenir les murs s’est éveillée pour les briser et sortir de son enfermement.
Ce moment unique nous le partageons avec le monde entier.
J’ai combattu l’administration Bush dans son intervention militaire en Irak. J’ai dénoncé le cercle vicieux de sa vision néoconservatrice du Grand Moyen Orient. Je veux saluer aujourd’hui la lucidité du président Obama. Bousculant son Administration et le jeu des intérêts, il a su tenir le discours que tout le monde attendait d’une grande démocratie, un langage d’humanité. Il a su exprimer un message et une volonté dans lesquels nous pouvons nous retrouver, celui de la fraternité des peuples libres.
Prenons conscience les uns et les autres de l’importance de ce moment. C’est la chance qui nous est offerte de construire un avenir commun. C’est pour nous, Européens, l’égal du printemps des Peuples de 1989. Nous avons su saisir la chance d’une réunification européenne. Nous devons saisir aujourd’hui la chance d’une réconciliation des deux rives de la Méditerranée.
Il y a eu, depuis cinquante ans, une accumulation de rancœurs nées de la colonisation, de peurs nées de l’islamisme et, de part et d’autre, de malentendus liés à l’immigration. Autant de barrières à travers cette mer commune, devenues aussi infranchissables que le rideau de fer. Pour les faire tomber, nous avons d’abord un travail à accomplir sur nous-mêmes. Nous avons ensuite à faire notre part du chemin. L’Europe des peurs doit céder la place à l’Europe des peuples. Nous devons être fidèles à notre mission, à nos valeurs et refuser les logiques de statu quo, toujours synonymes d’injustice.
Notre première responsabilité, c’est d’encourager la démocratie. Nous pouvons faire partager les savoir-faire de l’Europe en encourageant le dialogue, en soutenant l’Etat de droit et le multipartisme dans des pays où ceux-ci sont encore par définition fragiles.
Notre deuxième responsabilité, c’est d’accompagner le développement. Face au chômage des jeunes, face à la vie chère, nous pouvons aider les pays arabes à trouver leur équilibre et le chemin du progrès social. Un effort est nécessaire, à la hauteur de ce qui a été entrepris en 1989 en direction de l’Europe de l’Est avec la création de la Banque Européenne de Reconstruction et de Développement. Nous devons dès maintenant créer une Banque de la Méditerranée pour financer des grands projets d’infrastructure, soutenir l’emploi dans les PME locales. Nous devons offrir des formations adéquates et renforcer les accords universitaires. Nous devons surtout inventer un nouveau statut d’association avec ces pays en transition afin de les arrimer à l’Europe et constituer en étroit partenariat avec eux un véritable pôle paneuropéen de prospérité et de sécurité à la hauteur des défis mondiaux. Cela suppose aussi de promouvoir et d’encourager les efforts d’intégration régionale au Proche et au Moyen Orient comme au Maghreb dont le blocage bride les économies et attise les haines.
Notre troisième responsabilité, c’est de favoriser la paix. Avec la démocratisation, il y a une nouvelle donne, une chance à saisir qui doit nous encourager à relancer dès maintenant les négociations entre Israéliens et Palestiniens. L’absence d’Etat palestinien est source d’un immense sentiment d’injustice. La peur de l’islamisme ne peut justifier le statu quo face à la démocratisation. La paix a une chance partout dans le monde arabe aujourd’hui, au Proche Orient, au Sahara Occidental, avec l’Iran demain peut-être.
Oui, c’est vrai, c’est un chemin difficile qui commence, un chemin semé d’embûches.
Les risques sont multiples, je ne les oublie pas. Il y a l’islamisme certes. On prie sur la place Tahrir ? Mais on priait aussi sur les chantiers navals de Gdansk du temps de Solidarnosc. Laissons la voie ouverte à un islam politique pacifique et démocratique. Il y a le risque de surenchère révolutionnaire, face aux attentes si longtemps retenues des peuples qui aujourd’hui peinent à se concrétiser. Il y a enfin le risque militaire dans des pays où l’armée et les forces de sécurité doivent peu à peu céder le terrain à des pouvoirs civils démocratiques. Mais les peuples seront exigeants et je veux croire qu’une fois levés, on ne les fera pas taire de si tôt. Et de grandes perspectives s’ouvrent à nous tous. De grandes perspectives s’ouvrent à un islam de la tolérance et du respect.
Pour nous aussi, en France et en Europe, sonne le temps du réveil.
Les peuples arabes nous tendent un miroir. Sommes-nous encore à la hauteur de nos idéaux ? Le monde arabe va changer. Mais la vérité, c’est que nous allons tous changer. C’est pourquoi nous devons dès maintenant porter trois exigences.
Première exigence, l’exigence démocratique. Nos vieilles démocraties ont du mal à accepter le retour des peuples sur la scène. On les préfère cantonnés dans l’isoloir ou filtrés par l’opinion. Mais la démocratie, c’est aussi l’engagement civique au quotidien, la capacité d’indignation, de résistance, de proposition. La question démocratique, c’est également de prendre en compte l’urgence de la question sociale, qu’il faut regarder en face aussi chez nous : chômage des jeunes, croissance des inégalités, peur du déclassement. Voilà la première leçon que nous devons tirer des événements.
Deuxième exigence, l’exigence mondiale. Qui voulons-nous être ? Que voulons-nous faire ? L’Europe a abdiqué la puissance et elle renonce trop souvent à l’exemplarité qui a été la sienne pendant un demi-siècle. Ce n’est pas acceptable. Retrouvons la force de nos principes et de nos idéaux. Acceptons d’être dans le monde et d’agir. Retrouvons une vision et un projet sur tous les défis mondiaux, qu’il s’agisse de la pauvreté, du réchauffement climatique ou du règlement des crises.
Troisième exigence, l’exigence culturelle. Voulons-nous vraiment être une culture sur la défensive, repliée sur son passé, rejetant l’Autre ? Nous devons accepter la différence et y compris d’autres religions, d’autres conceptions de la place de la religion dans la société. Nous pouvons être fiers de notre laïcité, sans céder aux peurs ni aux rejets.
Cela suppose de retrouver le goût de l’indépendance.
Car plus que jamais le message de la France est à l’unisson de ce que veut entendre le monde, un monde qui aspire à la justice, à la reconnaissance et à la diversité. Ce que nous dit le monde, c’est ce qu’a dit le général de Gaulle, c’est ce qu’a défendu Jacques Chirac – et j’ai eu l’honneur de le défendre à ses côtés –, c’est la voix d’une France qui parle au nom des peuples et au nom des principes.
Nous avons tout à gagner, je le dis solennellement, à un monde arabe libre.
Dominique de VILLEPIN
Président de République Solidaire
* Propositions
Face à l’urgence de la situation internationale, nous devons agir et être en proposition.
La France apparaît trop souvent aujourd’hui à contre-emploi et à contre-temps dans son approche du monde. C’est pourquoi nous devons nous doter des instruments nécessaires pour mieux comprendre le monde. Mon expérience de Ministre des Affaires Etrangères m’a montré que nous manquions d’outils adéquats.
- Je propose la création d’un Conseil Stratégique National indépendant, pluridisciplinaire et interministériel dans son approche, associant des agents détachés des ministères des affaires étrangères, de la défense, des finances, du commerce extérieur, de l’enseignement supérieur. IL devrait être ouvert sur la société, sur l’université et sur le secteur privé. La France doit jouer en équipe. Ce conseil aurait vocation à soumettre des analyses et des propositions au Président de la République.
- Ce Conseil serait appuyé à une fondation rassemblant des chercheurs français et étrangers ayant pour vocation de produire une expertise publique et pluraliste.
- En appui viendrait également un Conseil des Sages, réunissant régulièrement les Anciens Présidents et les Anciens Premiers Ministres autour des enjeux internationaux majeurs.
L’Europe apparaît aujourd’hui complètement aphone. Nous devons y remédier.
- Il nous faut une voix et une vision.
o Nommons un envoyé spécial pour le monde arabe chargé de porter la voix de l’Europe. Il faudrait pour cela une personnalité politique incontestable et de premier plan.
o Réunissons un Conseil Européen extraordinaire en vue d’une stratégie mondiale pour l’Europe à l’horizon 2020.
- Nous devons définir notre place dans les grandes dynamiques économiques mondiales, entre les grandes zones qui se constituent. Cela suppose de négocier avec ces partenaires de véritables règles de réciprocité.
- Nous devons faire des propositions fortes à nos voisins méridionaux à travers la création d’une Banque de la Méditerranée et à travers un arrimage à l’Europe par un statut d’étroite association.
Enfin, le monde se dirige dangereusement vers de grands conflits si nous ne saisissons pas l’occasion aujourd’hui de construire les passerelles nécessaires à une multipolarité harmonieuse. Nous devons nous convaincre que la concurrence générale n’est pas une fatalité et qu’il y a un chemin pour la coopération.
C’est pourquoi je propose la mise en place de grands projets de coopération internationale associant pays développés et pays émergents, notamment la Chine et l’Inde, sur deux sujets majeurs
- Repousser encore davantage notre frontière commune qu’est l’espace grâce à un grand projet de recherche spatiale, impliquant les Etats-Unis, la Russie, l’Europe; l’Inde et la Chine.
- Faire face ensemble au défi planétaire majeur de notre temps, le réchauffement climatique par un programme de recherche mondial sur les technologies vertes et de rupture énergétique.