Publié par une jeune maison d’édition strasbourgeoise qui compte dix ouvrages à son catalogue, Les enfants disparaissent est un roman saisissant, mystérieux, insidieux. Un livre qui happe le lecteur, le tient serré, ne le lâche qu’à la toute dernière phrase, hébété, étrangement calme et pensif malgré l’histoire douloureuse qu’il vient de partager. On pourrait simplifier l’ouvrage en désignant une intrigue policière comme seul fil rouge : Macias Möll, vieil horloger handicapé, vit dans un fauteuil roulant. La journée, il répare des montres. Le soir, il court contre le temps, dévale la rue en pente qui donne sur une petite place. Ses records de vitesse ne sont homologués qu’en présence d’enfants qui lui font la fête. Or, à chaque record, des enfants disparaissent. Une enquête est menée. Macias Möll est désigné comme premier suspect. Un tel résumé serait cependant trompeur. Il n’évoquerait que la partie visible de l’univers dense et complexe qui se déploie dans ce roman riche de sous-entendus. Un roman tantôt grave tantôt joueur, où l’Histoire traîne dans son sillage des blessures et des cicatrices indélébiles, où les introspections deviennent des dénonciations corrosives, où les questions cependant restent ouvertes comme si le mystère ne devait jamais être levé.
Ce roman est une fable satirique poignante, une parabole sur "Les Folles de mai», une allégorie puissante au cœur d’une société désenchantée. Il soulève des questions métaphysiques, pousse le lecteur dans ses retranchements et le conduit à réfléchir à des choses essentielles : la différence, le temps qui fuit, la liberté, la perte de l’innocence, la mémoire, la peur, l’ignorance, le désir, l’absurde, l’autorité… Dans un style sobre et concis, savamment émaillé de pointes d’humour acide, Gabriel Báñez construit en douze chapitres — chiffre qui a valeur de symbole, comme les douze secondes du record à battre — une partition humaine, sociale, historique, philosophique et littéraire aboutie. On pense à Borges et sa mécanique étourdissante où des forces obscures mènent la danse, égarent ; on pense à Gabriel Garcia Marquez qui déjoue toute lecture univoque par l’imbrication du réel et de l’imaginaire, du rationnel et du fantastique ; on pense à toute cette lignée d’écrivains sud-américains qui savent mettre en place un phénomène insaisissable, une force invisible qui hante leurs nouvelles ou leurs romans. Gabriel Báñez joue sur les contrastes et les métaphores, alterne ombre et lumière, navigue entre candeur et grotesque, pimente ses pages d’une ironie qui soulage la tension sournoisement installée dans le récit. Multiple, insaisissable, infiniment profond, Les enfants disparaissent fait partie de ces livres dont le souvenir nous poursuit longtemps après qu’on les a lus.
Gabriel Báñez : Les enfants disparaissent. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Frédéric Gross-Quelen (La Dernière Goutte, 15 €).
Pascale Arguedas
Gif le 16 février 2010 in Revue Europe mois de mai