L’Origine du monde continue de choquer les bien-pensants. L’artiste plasticien danois Frode Steinicke vient d’en faire l’amère expérience en découvrant qu’il avait été exclu du réseau social Facebook parce qu’une reproduction du tableau de Gustave Courbet figurait sur sa page. La toile, que tout visiteur du musée d’Orsay peut pourtant contempler librement depuis 1995, demeure interdite sur ce site Internet dont la « Déclaration des droits et responsabilités », à la rubrique « Sécurité » [sic], stipule : « Vous ne publierez pas de contenus : incitant à la haine ou à la violence, menaçants, à caractère pornographique ou contenant de la nudité ou de la violence gratuite. » Notez la formulation, dans un style proche du Décalogue ! Ce n’est peut-être pas un hasard…
Voir la nudité, a fortiori artistique, placée sur le même plan que l’incitation à la haine relève d’une aberration significative de la pudibonderie américaine (hélas relayée chez nous par l’article 227-24 du Nouveau Code pénal). Déjà, en 2008, un internaute d’origine chinoise s’était vu signifier la suppression de L’Origine du monde par le site de partage d’images Picasa (filiale de Google), pour un motif similaire. Le sexe féminin le plus célèbre du monde relégué au rang de photo pornographique, sans prendre en compte sa dimension artistique, sans mesurer la distance qui sépare la représentation du réel. Comme aux temps obscurantistes médiévaux ou comme dans les théocraties contemporaines, au pays de l’Oncle Sam, le corps et le sexe restent donc assimilés au Mal, bien davantage encore que la violence. On le découvre à la lecture de l’essai très documenté de Marcela Iacub, De la pornographie en Amérique, qui démontre qu’outre-Atlantique, les discours haineux bénéficient de la protection du premier Amendement de la Constitution (garantissant la liberté d’expression), tandis que le discours sexuel en est exclu. Cela explique sans doute pourquoi certains profils Facebook peuvent véhiculer des messages racistes ou des sympathies nazies sans encourir de censure, en dépit du code de bonne conduite affiché par le site.
Finalement, Frode Steinicke a vu sa page remise en ligne (à l’exception de l’illustration objet de la sanction), non sans avoir auparavant dû avouer « regretter son acte » commis « par mégarde ». Cet acte de contrition tout à fait ubuesque, infantilisant et ridicule a certainement satisfait les puritains qui se délectent toujours de l’auto-humiliation de leurs contemporains – souvenons-nous de la pathétique autocritique télévisée de Bill Clinton, suite à l’affaire Lewinsky.
Que les modérateurs de Facebook appliquent le règlement avec un tel manque de discernement est consternant. Mais ce grand banditisme moral qu’est la censure a toujours fait alliance avec l’inculture. Au XIXe siècle, dans la prude Amérique (mais aussi dans l’Angleterre victorienne), on disposait des housses autour des pieds des tables et des pianos pour éviter que leur galbe, censé rappeler celui des jambes féminines, ne fasse naître des pensées libidineuses dans l’esprit des hommes… Il fallait faire preuve d’un bel état de névrose pour penser que l’on pût ressentir du désir devant un pied de piano !
Aujourd’hui, on ne s’attaque plus aux meubles, mais un tableau mondialement connu, peint il y a 145 ans, fait les frais de ce néopuritanisme imbécile. Et Facebook assume sans état d’âme sa décision : son site « demeure un milieu virtuel sûr à visiter, y compris pour les nombreux enfants qui l’utilisent ». Par « enfants », il faudrait plutôt entendre « adolescents » dans la mesure où la « Déclaration des droits et responsabilités » précise (article 4, « Inscription et sécurité des comptes ») : « Vous n’utiliserez pas Facebook si vous avez moins de 13 ans », mais ce n’est là qu’un détail…
Cet épisode, qui grandit moins le réseau social concerné qu’il ne le ridiculise, s’inscrit parfaitement dans l’atmosphère de cet « Empire du Bien » que dénonçait l’excellent et regretté Philippe Muray. L’écrivain, qui n’hésitait pas à combattre, avec un humour féroce, la doxa se rapportant au « festif », au « liensocial » et au « vivreensemble », voyait dans le statut réservé à l’enfant de nos jours (et qu’il baptisait « l’enfant roi »), le « successeur, pêle-mêle du Peuple, de la Morale, des Mœurs et de la Religion ». Nous sommes bien là au cœur du sujet, puisqu’il s’agit, clâme-t-on, de protéger des adolescents, qui en voient d’autres en un clic ou à la télévision, de la supposée nocivité d’une oeuvre d’art. Muray accusait encore le tout-festif et le socio-culturel d’être un « parti de l’ordre » (l’ordre moral inclus, car le culturel est de plus en plus encadré, comme l’a prouvé l’interdiction aux moins de 18 ans de la récente exposition Larry Clark) et ajoutait : « Notre société médiatique n’est pas du tout, comme on le prétend, la “forme moderne et achevée du divertissement” ; c’est la figure ultime de la censure préventivement imposée. » Cette dernière phrase résume de manière saisissante la décision affligeante de bêtise des modérateurs de Facebook.
Illustrations : Gustave Courbet, “L’Origine du monde” - Philippe Muray, photographie (D.R.).