Nouvelles du Maghreb

Publié le 18 février 2011 par Les Lettres Françaises

Nouvelles du Maghreb

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Ainsi c’était donc cela, que l’on pressentait au fil des 240 pages de L’Homme qui descend des montagnes du romancier marocain Abdelhak Serhane, réparties en 24 chapitres ou séquences. 240 pages d’un récit rageur captivant pour dénoncer l’incurie, pour employer un mot relativement doux, des gouvernants du pays puis celle de sa famille vivant dans la misère au cœur d’un petit village de montagne du Haut-Atlas. 240 pages pour raconter l’enfance désastreuse du narrateur, perdu entre un père tyrannique au-delà de toute mesure, guidé par son seul plaisir sexuel et s’en remettant aux bienfaits d’Allah, une mère réduite à l’état de machine à reproduction, corps détruit à l’âge où les jeunes femmes commencent à peine à s’établir dans la vie. Une esclave n’existant que comme réceptacle de la semence du maître, mais louant dieu, elle aussi, par-dessus tout, incapable de défendre son enfant, préférant de loin son premier fils, un être désagréable, ne pensant qu’à martyriser son frère… Le tableau est terrifiant, narré de manière crue, bourré d’anecdotes toutes plus parlantes les unes que les autres.

C’était donc cela… ; le livre s’achève sur quarante pages à la gloire de la mère du narrateur, une femme ou plutôt « un corps pris en otage » comme il est dit au commencement de ce dernier chapitre qui se termine sur cet aveu : « au-delà de tout, c’est mon attachement, ma gratitude et mon affection que je lui témoigne dans ce livre »… Renversement étonnant ? Pas tout à fait, je l’ai dit. Le lecteur n’a qu’à se remémorer ce qu’il vient de lire à la lueur (c’en est une, et pratiquement la seule de l’ouvrage) de cette révélation. Pour le reste, ce n’est que rage et dénonciation placée sous l’exergue – on comprend aisément pourquoi – de Mohammed Khaïr-Eddine, poète marocain de talent trop tôt disparu.

Très curieusement – mais est-ce si curieux que cela ? – le premier roman d’une jeune femme, tunisienne elle, suit la même paradoxale trajectoire pour aboutir à un résultat diamétralement opposé à celui d’Abdelhak Serhane. Entre temps le constat sur la situation sociale et politique du pays dans lequel vit Mounira Chatti aura été impitoyable, plus féroce encore. Pourtant tout débute comme dans un conte des Mille et une nuits, entre folklore et images convenues, du moins dans notre imaginaire occidental. Pourtant, petit à petit, de manière presque subreptice le trait de Mounira Chatti se fait plus précis, plus incisif aussi. Et nous voilà renvoyés à ce qu’annonce clairement le titre de son ouvrage : Sous les pas des mères. Peinture terrifiante, à la fois drôle et horrible, du pouvoir des femmes dans la société tunisienne. Alors qu’en contrepoint les portraits des hommes, et particulièrement du père de la narratrice, dans leurs dérisoires affaires, entre violence – à l’encontre des membres de la famille – que la tradition autorise et même appelle, et combines claniques pourraient sombrer dans le ridicule s’ils ne cachaient pas une vraie tragédie. C’est vers ce père, agriculteur qui a fini en usurpant l’identité de son frère mort par faire des études et devenir instituteur, que va toute la tendresse de la narratrice dont on soupçonne qu’elle a maints traits de l’auteur. Un homme qui, entre deux crises de violence, avec ses petites habitudes ritualisées, fait en effet preuve d’une rectitude, d’une détermination et d’un courage qui le mèneront vers la mort : serait-ce la seule issue pour les hommes de sa trempe dans ce pays en proie à la montée de l’intégrisme (décrite sans concession et avec une belle précision) ? La matière romanesque de Mounira Chatti est d’une extrême richesse : l’histoire de sa très nombreuse famille perdue dans un douar, en butte à une lutte clanique d’un ancien temps, est d’une grande force, car elle parvient à mêler l’intime et l’universel (c’est bien aussi l’histoire du pays qui est décrite) dans une sorte de grande saga à vous couper le souffle. Superbe roman qui joue d’un étonnant retournement de situation : alors que les femmes « interprètent les recluses et les soumises », qu’il est admis que « la femme est un être inférieur et (que) personne ne proteste ! La femme est battue et personne ne proteste ! […] Qu’est-ce donc que cette civilisation édifiée sur la misogynie et la violence ? », ce sont elles qui, en fin de compte, tirent toutes les ficelles, comme le montre la transformation de la mère de la narratrice, Nejma, après la mort de son mari… Etonnant et terrifiant matriarcat…

Jean-Pierre Han

L’Homme qui descend des montagnes d’Abdelhak Serhane. Ed. du Seuil, 260 pages, 18,50 euros.
Sous les pas des mères de Mounira Chatti. Editions de l’Amandier, 458 pages, 20 euros.

N°62