Corps mêlés / Marvin VICTOR (Gallimard, 248 p.,18.50€)
Ce premier roman, envoûtant, écrit dans un flot continu par un jeune homme de 30 ans, nous livre la violente histoire d'une Haïtienne perdue.
L'auteur parle à travers la voix d'une femme. Le séisme du 12 janvier 2010 vient de tout détruire à Port-au Prince. Ursula Fanon, la narratrice, 45 ans, suit dans la rue un ami d'enfance qu'elle a reconnu, Simon Madère. Elle doit lui confier des choses qui le concernent. Elle voudrait aussi lui dire ce qu'elle n'a jamais pu lui exprimer. Aussi, elle frappe à sa porte. Entrée dans l'appartement où il habite, dans un immeuble antisismique, elle reste sans voix. Et elle est incapable d'aborder le sujet qui la hante et la rend muette : sa fille vient de mourir. Et ce n'est pas tout, elle voudrait encore lui dévoiler...
Au lieu de cela, elle nous raconte (et rarement lui raconte) sa tumultueuse histoire. Lui est quasiment muet. La nuit se passe, de plus en plus embrumée, ponctuée de coups de vieux rhum et de cigarettes fumées. Ursula médite énormément, se remémore son passé, sa mère, sa marraine, sa fille, Simon et ses ami(e)s. C'est un torrent effervescent de paroles intérieures, nourries de digressions multiples. Des descriptions abruptes mais extrêmement sensuelles et colorées s'enchaînent dans de longues phrases qui nous entraînent, nous lecteurs. Ivres, comme sous l'effet de l'alcool que boivent les personnages, nous n'arrivons pas à stopper la lecture du récit : " [...] voulus-je rappeler à Simon, mais les mots s'engluèrent vite dans ma bouche, me rendant vite compte que cela ne valait pas la peine de lui parler, les années et la grande ville, peut-être, l'ayant déjà jeté trop loin d'autrui et de lui-même pour qu'il veuille évoquer le passé, chercher des os dans le gombo, dirait ma marraine, autrement dit pour qu'il redescende dans le plein jour toujours torride de Baie-de-Henne, et qu'il replonge son regard dans celui, trop vide, des gens, cette année-là, où, faute de cassaves, certaines familles se nourrissent de galettes d'argile ou d'un grain de gros sel placé sous la langue, rusant avec la faim, et maudissant le hourvari du vent d'ouest [...]
C'est une femme qui a appris à lutter, à se méfier des hommes de ce pays, à se battre pour manger à sa faim, à fuir lorsque c'était nécessaire. Sa mère meurt alors qu'Ursula est jeune adolescente, aussi part-elle vivre chez sa marraine. Mais très vite, elle va fuir. Et se retrouver dans une pension pour jeunes filles, qu'elle appelle " maison de correction ". Là, comme toujours, elle ressent la solitude, au milieu de ces filles qui ne lui ressemblent pas. Et elle pense encore à partir. Elle prendra le chemin de la rue, qui lui convient mieux, car on y fait tant de rencontres.
" Car, depuis l'âge de treize ans, je refusais de marcher dans l'ombre de qui que ce soit, voire même de celle de ma marraine qui voulait face à moi s'ériger en vain en cette sorte de figure d'autorité, au-dessus de laquelle je passais comme lors de mon initiation au rituel du feu. "
Un roman à découvrir, pour la richesse de sa construction et pour l'émotion qu'il produit.
Publié dans : Les bibliothécaires ont lu - Par interlignes-martigues