A Paris jusqu’au 23 mai, après Francfort en 2007, Londres en 2008, Rome et Bruxelles en 2010 les bobos redécouvrent Lucas Cranach, peintre allemand luthérien de la Renaissance. Une soixantaine de tableaux font de cette courte exposition un délice d’érotisme, de religion et de culture. Affinité protestante ? On dit que le générique de ’Desperate Housewives’ emprunte à Cranach l’une de ses Eve.
Né allemand en 1472 en Franconie, Lucas prend le nom de sa ville natale Cranach. Il début par des scènes religieuses comme la Crucifixion et la Fuite en Égypte, présentes au musée du Luxembourg. Il est inspiré autant par la profusion rigide des gravures de Dürer et par les paysages d’Altdorfer que par les couleurs italiennes. En 1505, il devient peintre de cour de Frédéric de Saxe qui l’ennoblira en 1509. Cranach a du succès, il sait se plier aux demandes de son temps.
Il délaisse alors les scènes pieuses pour se lancer dans le portrait à la vêture riche et dans la décoration des demeures destinées aux fêtes. Il fait un séjour auprès de Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, entourée d’artistes humanistes. Ce brillant social lui inspire une élégance d’exécution et un attrait jamais démenti pour les femmes fortes et vertueuses. Ses dames sont d’autant plus célèbres qu’il les peint nues. Après une centaine de Vierges, il exécute sans voile pas moins de 39 Vénus, 35 Eve et Lucrèce, 19 Judith, 12 nymphes et d’autres Aphrodite… L’exposition retient une Nymphe à la source de 1518, une Vénus de 1529, une Lucrèce de 1532 et une Justice de 1529 qui fait l’affiche. Pudibonderie catho – du temps et du quartier, le 6ème arrondissement – la fille est intégralement nue sur la grande affiche, mais le sexe voilé par le bandeau de texte sur la porte du Sénat ! Plus intégriste que Luther tu meurs… Nous avons vraiment la droite la plus tartufe d’Europe (majoritaire au Sénat). « Au temps où les faux culs sont la majorité, chantait Brassens, gloire à celui qui dit toute la vérité ! » Si la Justice est nue, fors un voile si léger qu’il en accentue l’érotisme, c’est qu’elle est désirable. La Renaissance nous a donné le désir de retrouver la lumière grecque antique, la transparence des débats sur l’agora et le ciel des Idées. Luther combat le catholicisme car il obscurcit les textes tout en noyant les fidèles sous la pesante hiérarchie pontificale romaine, où l’autorité ne vient que d’en haut. Premier « renverseur » des choses (avant Marx), Martin Luther veut que tous puissent lire le texte littéral de la Bible et que chacun puisse devenir pasteur s’il est inspiré. Contrairement à l’islam hanbaliste ou déobandi, le protestantisme opère un retour au texte littéral pour une libération des hommes, pas pour figer la loi ! Ce sont tous les pays de l’arc germanique, de l’Autriche à l’Angleterre en passant par la Scandinavie, qui se dressent contre Rome et sa prétention à régenter le monde connu.Nous vivons les suites de ce mouvement d’un demi-millénaire lorsque les Anglais refusent l’Europe napoléonienne centralisée de la France, lorsque les Allemands refusent le césarisme bonapartiste dont ils ont souffert sous le nazisme, lorsque les Suédois refusent la gabegie de fonctionnaires irresponsables selon les mœurs latines.
Cranach, devant la demande, va établir à Wittenberg un atelier avec ses fils Hans et Lucas le Jeune, qui comprendra jusqu’à 14 employés. Il est élu bourgmestre de la ville, notable établi, anobli. Son style est reconnaissable entre tous : une taille souple et un corps longiligne, des seins menus qui n’ont jamais allaités, un visage en cœur à la Botticelli, les yeux en amande, le teint rose laiteux, lumineux. Ces corps désirables sont une érotique prépubère, tirée tant des anges éthérés qui peuplent le paradis que les Idées platoniciennes pour qui le meilleur amour reste abstrait, sublimé. Épilé, nu, gracieux, le corps des femmes de Cranach est celui d’adolescentes qui n’ont pas été mères. Un corps de houri délectable au-dessus duquel il est écrit « pas touche ! ».
La nudité effrontée contraste en effet avec les thèmes bibliques (Judith) ou de la vertu antique (Lucrèce) et avec les maximes moralisatrices que le peintre écrit au-dessus des têtes (Nymphe à la source). Vade retro, satyres membrus ! Une gravure dans l’exposition montre en effet la nymphe alanguie sommeillant, surveillée avec avidité par deux satyres aux pieds fourchus dont l’un arbore un dard dressé comme un bourgeon au printemps. Un jeune homme nu, sexe au repos, se tient placide et nu, assis, tel Apollon bienveillant et sans désir, sur un côté du tableau (désolé, pas de photo sur le net…). Tel est l’érotisme de Cranach : la pédagogie du monde tel qu’il est pour mettre en garde les humains. Le désir est diabolique, la séduction ensorcelle, l’oisiveté mélancolique rend vain. Les femmes sont capables de faire de vous un pantin, tel Hercule chez Omphale ou cette dame qui met la main dans la Bouche de la vérité, jurant que seul son mari et le fou l’ont touchée. Elle a déguisé l’amant en fou, avec deux oreilles ridicules, pour braver la vérité ! La société catholique, hiérarchique, romaine avec faste, est l’enfer sur terre pour les Luthériens. Cranach démonte ses artifices pour montrer la vérité nue : le désir pour la femme existe, il doit être maîtrisé pour servir le Seigneur. Loin de l’interdiction des images de l’islam intégriste, le protestantisme veut mettre en lumière l’entière vérité sur le monde tel qu’il est. Afin que chacun soit conscient de ce qu’il fait.Est-ce un air du temps ? L’Europe redécouvre Cranach comme une Renaissance de sa culture – la France en retard, toute confite en hypocrisie catho-bobo politiquement correcte. Ô Molière !
Musée du Luxembourg du 9 Février au 23 Mai 2011, 19, rue de Vaugirard, Paris VIe.
- Tél 01 40 13 62 00
- Ouverture tous les jours de 10h00 à 20h00, le vendredi et samedi jusqu’à 22h00
- Plein tarif : 11 €
- Tarif réduit : 7,50 € étudiants, chômeurs, gratuit pour les minimas sociaux (sur justification)
- Billet Famille (2 adultes et 2 jeunes de 13 à 25 ans) : 29,50 euros
- Accès :
- RER B, Luxembourg
- Métro : ligne 4, Saint Sulpice, ligne 10, Mabillon
- Bus : lignes 58, 84, 89, arrêt Luxembourg ; lignes 63, 70, 87, 86, 93, arrêt Saint Sulpice
Anne Malherbe, Lucas Cranach, peindre la grâce, À Propos, 11.40€
Naïma Ghermani, L’Europe au temps de Cranach, RMN, 8.55€
Guido Messling, Cranach et son temps, Flammarion, 271 pages
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 22 février à 14:24
Le Musée du Luxembourg consacre une rétrospective à Lucas Cranach l'Ancien (1472- 1553), célèbre peintre allemand, l'un des principaux artistes de la Renaissance européenne. C'est une occasion rare de découvrir une sélection de 75 oeuvres (tableaux, dessins et gravures) qui retracent cinq décennies de la carrière de l'artiste. L'exposition évoque aussi la personnalité de Lucas Cranach l'Ancien et ses engagements dans la vie culturelle et politique de son pays profondément marqué par la Réforme luthérienne.
1- Le volet historique est excellent : le parcours chronologique aide à comprendre les " étapes-clés " de la vie de Lucas Cranach.
Il débute sa carrière à Vienne ; en 1505, dès son installation à Wittenberg, il devient "peintre officiel" du grand prince électeur allemand Frédéric de Saxe. Presque tout son oeuvre (une production impressionnante : mille tableaux ont subsisté jusqu'à nos jours sur un catalogue estimé à plus de trois mille) répond uniquement à des commandes réalisées dans son atelier qui employait une quinzaine de personnes. Dans cette "entreprise artisanale", ses fils Hans et Lucas (dit le Jeune) tenaient une position importante. Nous découvrons aussi que Lucas Cranach est un personnage influent à Wittenberg : homme d'affaires, imprimeur, plusieurs fois ambassadeur du prince électeur ... Il est ami de Martin Luther, dont il illustre et édite le "Testament de septembre"( traduction allemande du Nouveau Testament ).
2- La rétrospective proposée est réussie : on peut y admirer quelques oeuvres célèbres , notamment le "Martyre de sainte Catherine" (1508), toile marquée par la beauté angélique et la sérénité de sainte Catherine, " Lucrèce" (1510-1513), " Les Trois Grâces (1531), les " Princesses Sibylle, Emilie et Sidonie de Saxe" (1535) et "l'Allégorie de la justice" (1537), qui représente une belle blonde brandissant une épée dans une main et une balance dans l'autre.
3- Une surprise : le maître de la Renaissance allemande est un artiste authentique et original. Ses " figures" sur fond noir mettent en évidence une vision esthétique du corps, très moderne pour son époque.
Allez voir cette exposition consacrée à l'un des principaux artistes de la Renaissance européenne. Mihail ROLEA