Magazine Poésie

Pаіsаnsаge : pоème Le trésоr mаgіque оu Secrets de fаmіlle

Par Illusionperdu @IllusionPerdu

« Où est votre trésor, là aussi sera votre coeur. » (Nouveau testament.)
« Si vous tournez votre lumière vers l'intérieur, Vous découvrirez le secret précieux qui est en vous. » (Huei-Nêng)

*

- Grand-père ! Grand-père ? Grand-père….
- Oui… Oui mon petit…
- Tu t'étais endormi ? Tu n'étais plus avec moi ?
- Oh que si ! Mais si tu le penses réellement, excuse-moi de m'être évadé dans un monde qui ne t'appartient pas encore.
- Quel monde Grand-père ?
- Le monde du trésor qui est en toi.
- C'n'est pas possible, on ne peut pas avoir de trésor dans son ventre Grand-père.
- Peut-être pas dans ton ventre, peut-être pas à ton âge, mais je peux t'aider à te constituer une richesse intérieure.
- Comment ça ! Tu peux m'expliquer Grand-père ?
- Bien sûr, viens près de moi et écoute bien.
- Tu veux que je pousse ton fauteuil près de la fenêtre ?
- Si tu veux, mais fais le rouler doucement, s'il te plaît…Pas comme la dernière fois, d'accord ? Ce n'est pas parce que tu aimes les courses de bolides que je dois devenir pilote !
- O.k., ok c'est cool...
- C'est quoi ?

Grand-père fut toujours à la hauteur de ses ambitions. D'ailleurs le mot hauteur n'est pas de la démesure car à l'âge de dix huit ans, il battait le record départemental du saut à la perche avec un bond de trois mètres quinze. Oh, pas de coussins d'air ni de mousse pour la réception, mais un simple bac à sable assoupli et allégé par les dents d'un râteau. Il s'entraînait avec une perche en bois et relevait souvent les défis pour épater la galerie. C'est ainsi qu'il sauta plusieurs fois au-dessus de la transversale des buts du terrain de foot. Il était connu à Trith Saint Léger pour ses petits exploits. Hardi et volontaire, il appréciait les enjeux et les confrontations sportives. Un jour, les fumées des laminoirs du village, vinrent lécher les hauts sapins qui entouraient le stade situé près de l'Escaut. Le vent se mit à souffler en bourrasques et fit danser le sable du sautoir dans les volutes d'une brume naissante. Spectres éthérés dans un tourbillon de grains dorés… Voilà ce qu'il voyait. Rien de plus. Il savait que le vent pouvait contrarier sa course ! Mais dans chaque défi n'y a t-il pas un peu d'excitation inconsciente ? Oser pour ne pas regretter, était sa maxime. Alors, avec sa perche comme balancier, il pointa les éléments et s'élança cheveux au vent. « Plus haut, encore plus haut, allez ! ». Il nargua le ciel devenu proche et la perche dans un bruit sec, se cassa net en s'enfonçant dans le sol sablonneux. Elle se transforma en lance acérée et lui transperça le mollet. Semonce de vie ? Réprimande d'action mal maîtrisée ? Nul ne le sait mais depuis lors, il ajusta la barre de ses envies à la hauteur de ses compétences pour franchir sans encombre les étapes de sa vie.


La guerre lui serra la ceinture surtout quand il se retrouva déporté en Allemagne, parqué comme du bétail et rossé de coups et d'injures. Dicté par la générosité d'un coeur sans rancune, il avait appris à pardonner pour se libérer l'esprit. On pouvait emprisonner son corps mais pas son esprit qui vagabondait encore dans le ciel de son enfance. Là était sa force et les images qu'il se projetait sentaient l'herbe tendre, les bleuets, les champignons, le plat qui mijote et les confitures de sa mère. Il se nourrissait des beautés de son village. Il parcourait les sinueuses ruelles aux secrets enfouis. Il longeait le sentier des fontaines près des sources jaillissantes du coron Cocu qui doit son nom à un boxeur régionalement connu. Il taquinait les brèmes carpées du grand étang paradis des pêcheurs fanfarons et rodomonts. Il arrivait à s'isoler, à voyager, à vivre ses rêves qu'il concrétisait dans ses pensées. Son âme devenait un écran gigantesque de souvenirs où les films de sa jeunesse se projetaient. Il se protégeait ainsi avec esprit contre les griffures et les meurtrissures d'un ennemi sans coeur. Alors il se disait chanceux d'être encore habité de doux souvenirs qui l'aidaient à vivre. Il se sentait fort et n'hésitait pas de ce fait, à tendre la main aux âmes en détresse, démunies d'envie de former des espérances.

Dans ces camps de déportés, dans ces parcs où tout le monde pataugeait sur des terres hostiles, la mort rôdait inlassablement et frappait les moins résistants. Mon grand-père n'avait jamais fumé et pourtant il ramassait les mégots qui pigmentaient cette terre grillagée d'humiliations, de flétrissures et d'avanies. Dire que son action fit un tabac serait trop facile, mais de cette récolte il allumait souvent la dernière cigarette aux hommes étiques, faméliques et cachectiques. Il accompagnait ainsi dans leurs derniers voyages ces moribonds persécutés qui s'éteignaient lentement, les yeux hagards, dans les volutes d'une dernière bouffée. Difficiles années de sursis où tant d'amis sont tombés près de lui et tant de fois la mort semblait dire : « Je suis près de toi et je ne te lâcherai pas ! » Alors dans ces parcs de non vie, mon grand-père, qui pensait lui aussi bientôt partir, marmonnait, soliloquait et s'envolait bien souvent dans le ciel de son enfance. Un jour, alors qu'il était perdu dans ses pensées lointaines, le vent se leva soudainement. Les nuages s'entrelacèrent dans un ciel mouvementé et lui écrivirent ce message : «Tout ce qui meurt a vécu. Tout ce qui ne meurt pas ne vit pas. » Cette phrase avait une résonance particulière dans ces antichambres de la mort. Valait-il mieux mourir que de ne pas vivre intensément ? Valait-il mieux mourir pour que l'on reconnaisse sa vie, son existence ? Mais il était encore jeune et l'expérience lui manquait ! Il devait acquérir un enseignement avant de partager un savoir ! Dans ces enclos d'hommes décharnés et vidés d'envie, y avait-il un espoir de se voir grandir ? Là où il n'y a pas de vie, il n'y a pas de mort ? Vivait-il ? Tout s'embrouillait dans son esprit… Des larmes de pluie frappèrent ses yeux aux paupières diaphanes et lui lavèrent ses noires idées. Un peu groggy tel un boxeur sonné, il supplia le ciel qui pleurait lui aussi à grosses gouttes. Il s'agenouilla. Ferma les poings et hurla à s'en casser la voix ces mots de condamnés : «Laisse-moi vivre ! Laisse-nous vivre ! » Alors et allez donc savoir pourquoi, la mort prit peur de l'immensité d'un coeur. Elle recula sous un ciel grommelant et le laissa vivre en s'inclinant. Depuis ce jour, il s'accrocha fermement à la vie et la savoura pleinement pour braver ainsi, la fatale nuit des temps...

Grand-père a toujours aimé lire et connaissait Zola par coeur. Tiens, il avait inventé un procédé mnémotechnique sur son oeuvre et le déclamait comme suit : « A Paris, Rome ou Lourdes, l'Argent fait La joie de vivre des Nanas qui pensent au Rêve d'Une page d'amour sans Fécondité sur La terre qu'on appellerait Au bonheur des dames. Point de coup d'Assommoir sur le prix du Travail mais de La vérité dans Le ventre de Paris L'oeuvre des femmes non rabaissées au rang de Bête humaine embellira nos pensées de Boutons de rose soufflés par un Ouragan d'esprit. » Il terminait tel un orateur qui revendique ses droits : « Cha ch'ed mi et j'l'ai pondu en Germinal! Oui M'sieur en Germinal. » Que de belles soirées avec aussi son auteur préféré, le poète mineur de Denain, Jules Mousseron. Homme d'écriture et de scène, ce conteur avait fait de Cafougnette son personnage fétiche. Il colportait ses histoires dans tout le nord de la France et glissait ses idées dans une musette remplie de papiers griffonnés.

Ah le nord dela France ! Une des grandes passions de mon grand‑père ! Les histoires de Cafougnette bien sûr, les récits de Mononque Hubert et ceux de Kapio un personnage qu'il avait inventé de toutes pièces. Les guinguettes et leurs flonflons. Les accordéons des gloires locales comme Aimable et Momo Larcange. Les kermesses, les ducasses, les carnavals et leurs géants. Dans la tristesse il parlait de l'horrible catastrophe de Courrières près de Lens du 10 mars 1906. Là, 1099 personnes périrent lors d'un coup de poussière. Putains de poussières de carbone qui s'enflammèrent et ravagèrent cent dix kilomètres de galeries après une explosion d'une rare violence. Larme à l'oeil il contait le courage de treize hommes qui, vingt jours durant, se creusèrent un passage dans les galeries écroulées. Ils rampèrent et marchèrent sur des kilomètres et des kilomètres pour enfin voir la première main propre tendue. Dans ces boyaux de terre, ils trouvèrent la force en se nourrissant d'avoine et de la viande d'un cheval mort. Il poursuivait dans la douleur sur le récit des obsèques du treize mars 1906 à la fosse commune de Billy les Mines. Sous une tempête de neige, quinze mille personnes se recueillir dans le respect le plus profond pour former le cortège humain le plus déchirant et le plus long d'Europe.

Il était intarissable. Tenez ! Le soir quand il nous racontait des histoires près de la cheminée, même les mouches s'arrêtaient de voler pour l'écouter. Il était un véritable conteur venu d'ailleurs. Il s'exprimait parfois de façon emphatique, mais ses mots étaient des pétales, ses phrases des fleurs et ses histoires des bouquets de senteurs… Il aimait tellement sa région qu'il voyageait toujours avec un petit flacon empli de terre natale mélangée à quelques éclats de « gaillette » d'anthracite et de boulets. Ceci est mon sol et je ne dois jamais l'oublier disait-il. Parfois et c'était rigolo, il parlait en rouchi, patois de Valenciennes, qu'il revendiquait avec force : « Essayer de faire taire le parler d'un terroir, c'est tenter de réduire l'histoire au silence pour oublier la parade du temps dans son défilé de cultures. » Je crois même qu'il était fier de sa trouvaille. Tel un homme d'état ou un comédien sur les planches, il hochait la tête en signe d'approbation et rythmait ses mots de son index. Il défiait le ciel qu'il connaissait tant et terminait toujours par : « Et cha ch'ed mi ! » Il se faisait fort de réciter en ch'ti aux bonnes gens venus d'ailleurs, un de ses poèmes sur Trith Saint Léger, village de son enfance et surtout de ses belles amours.

ACCUEIL TRITHOIS

T'as biau aller bin lon à cacher et' quémin

Té peux pinser bin sùr qu'ailleurs ch'est mieux qu'ichi

Et aller vir aute part cheux qui font des chichis

Mais ch'est toudis à t'village qu'é t'arviendras d'main.

Les gins qui t'ont quer et qui connaissent et' pére

Sont d'el même souche qu'é ti et ne t' f'ront pas braire.

Ravisse autour ed' ti, arliève tes vrais amis

Et té verras qu'é té pinseras à cheux d'Trith.

In a pas peur ed' taper du poing sur el tap

Mais comme té sais, nos poings sont moins greux que not' coeur

Et y'aura toudis du rassacache et du rap

Pour chelui qui connot dins l'instant el malheur.

Trithois : Habitant de Trith-Saint-Léger situé près de Valenciennes dans le nord dela France.

Cacher : Chercher // Quémin : Chemin // Vir : Voir // Avoir quer : Aimer // Rassaquer : Retirer // Braire : Pleurer // Toudis : Toujours // Rassacache : Potée de haricots, de pommes de terre, carottes, navets et chou cuite dans une soupe à la jambette de porc d'où on la rassaque (retire).

Invité par un groupe de jeunes de son âge à un pique-nique sur le Mont Houy, mon grand-père fut troublé au premier regard par une jeune femme aux pas hésitants. Elle avait des yeux d'un vert lagon dans lesquels il ne pouvait que plonger. Ses longs cheveux noirs contournaient son cou de déesse pour venir en natte, caresser le devant de son corsage. Broderie ou dentelle de Valenciennes ? Il n'en savait rien lui le sportif ! Pourtant la finesse de ce chemisier à broderies blanches et bleues, gonflé par deux seins cachés sous un tissu moiré, trahissait son émoi. Elle s'avança timidement et lui présenta un assortiment de tartes à gros bords, à la rhubarbe, à « papin » et au coulis de myrtilles. Leurs yeux se brouillèrent d'un trouble jamais rencontré… Leurs mains hésitantes se frôlèrent et quand mon grand-père embrassa la tarte aux myrtilles, une douce chaleur l'envahit et gonfla sa poitrine à en faire exploser son Marcel. Dieu n'existait pas. Il en était sûr et certain. Qui lui envoyait cette émotion jamais rencontrée ? La surprise attirante d'un hasard aimanté ? Le début d'un destin prononcé ? Son esprit virait au rouge et son coeur battait la chamade. Mais… Cette grâce caressante, qui embrasait son coeur d'un rouge émoi d'amour, d'où venait-elle ? C'est alors, et allez donc savoir pourquoi, une voix intérieure lui murmura ceci : « Te voilà amoureux et c'est elle qui t'accompagnera ! » Il baissa les yeux et cueillit délicatement une pâquerette pour sauver sa face rubescente. Il tourna son regard et sourit au papillon qui signait sur les bleuets échappés d'un champ de blé, l'instant de cet élan d'émotion et de félicité.

- C'est quoi ?

- Ben c'est cool !

- C'est quoi ?? Ah oui, restons français ! Je pousserai ton fauteuil tranquillement…

- Je préfère ! C'est cool, pff ! Alors écoute bien… Quand je regarde les vieilles choses, mon esprit vagabonde dans un monde de souvenirs. Je revois les images de ma jeunesse qui, comme tu peux le voir, est quelque peu défraîchie en ces grandes chaleurs estivales. Telle une fleur qui manque d'eau, la jeunesse se fane et perd très vite de ses splendeurs. Arrose ta vie de mille gouttelettes d'émotion. Alimente la source de tes passions. Aie une soif insatiable de curiosité et tu pourras te constituer le plus beau des trésors, celui de la vie.

‑ Un trésor ?

- Oui, un trésor magique.

- Comment ça, magique ! Il peut transformer les choses ?

- En quelque sorte oui, mais pas tout de suite. Tu sais, le chemin qui te mène vers le bien est encore loin. Sois patient. Tel le Petit Poucet qui se crée un retour assuré, accumule les bienfaits de la vie et tu pourras, tout comme moi, revenir sur tes joies. Tu vois, lorsque tes pas se feront lourds et pesants, lorsque tu seras seul et loin de tes proches, allonge-toi calmement et laisse toi glisser, doucettement, vers le coffret de ton adolescence. Ouvre le. Laisse toi émerveiller. Retrouve les histoires de ta jeunesse et une vitalité intérieure pleine d'émotions heureuses te ressourcera. Le fleuve de ta vie deviendra tranquille. Tu pourras vaincre la routine, la solitude, l'immobilité. Ce coffret, ce trésor, ce jardin secret illumine ma vieillesse et me permet de gambader dans les prés, marcher sur la colline et courir sur les tapis de pâquerettes à l'âge où je ne puis plus.

- Tu racontes n'importe quoi Grand-père ! Ce n'est pas un vrai trésor ! Il n'y a pas de pièces d'or.

- Tu apprendras avec le temps que chaque homme est doté à sa naissance d'un trésor qui n'est pas forcément composé de monnaies sonnantes et trébuchantes. Souvent l'essentiel réside dans l'illusion et le rêve. Parfois, l'apparence prime sur la réalité. Alors, pour atteindre cette sagesse d'esprit, il faut que tu emmagasines dès ton plus jeune âge, au plus profond de ton âme, toutes les graines de bonheur et d'amour partagées. Celles-ci germeront très, très lentement dans ton esprit sous l'impulsion de tes coups de coeur. Mais, tu devras laisser passer les ans et connaître les formules magiques pour accumuler ces richesses. Le trésor dont je te parle est un ami qui te veut du bien et qui est en toi. Il stocke tes joies et les libèrera à ta demande sous forme d'énergies réparatrices.

- C'est compliqué Grand-père, parle plus simplement. Tu as dit : les formules magiques. Il y en a plusieurs ?
- Il y a deux clefs pour ouvrir ton coeur : l'une pour amasser et stocker les richesses de l'esprit et l'autre, pour les libérer et embellir ta vie.

- Donne-moi ces clefs Grand-père ? S'il te plaît.

- Ceci est un secret. Un secret de famille que tu devras protéger et ne le confier à personne.

- Je serai muet comme une carpe, grand-père.
- Alors écoute bien. Pour récupérer la première clef, pense très fort au partage, car l'ami qui est en toi, aime la générosité et saura te le rendre. Ferme les yeux, respire longuement et chuchote à ton nouvel ami ces quelques mots griffonnés sur un papier qui devra rester cacher au fond de ta poche.

Ô mon coeur, reçois cette graine d'émotion
Amasse et stocke la beauté de cet instant
Pour que demain et plus encore au fil des ans
Tu me donnes la lumière dans mes actions.


N'oublie pas de le remercier !
- Et la deuxième clef Grand-père ?
- Oh, Pour la deuxième clef tu as encore le temps car c'est celle des grands.
- Je suis grand ! Regarde !
- Bien sûr, mais pas suffisamment pour interpeller ton ami avec cette deuxième clef.
- Quel ami Grand-père ?
- Mais celui qui est en toi. Il est tout petit mais sa voix est celle de la conscience qui t'éclairera sur la réalité pure. Tu peux l'entendre. Fais-lui confiance. Il t'aide en éliminant le doute qui est en toi et ne laisse filtrer que l'amour. Il travaille énormément à sélectionner toutes les belles images de ta vie qu'il te restituera quand tu en auras besoin. Tu sais quand on est jeune on dit : « Quand je serai grand … » Mais quand on est vieux on dit : " Si j'étais jeune …" Alors cette deuxième clef te permet de recouvrer ta jeunesse d'antan. N'est-ce pas formidable de se retrouver avec ses copains d'enfance, ses amours, ses joies, ses enfants... Tu vois, la solitude n'existe pas, enfin je crois.
- Tu parles comme Gilbert Bécaud Grand-père.
- Ah bon ! Ah oui, c'est vrai ! La solitude ça n'existe pas ! C'est ça ? Mais comment tu connais Gilbert Bécaud, toi ?
- Moi je ne le connais pas très bien, mais à la maison il est numéro un au hit parade ! C'est de la folie grave avec Bécaud.

‑ C'est bien Bécaud. J'ai d'ailleurs quelques disques de lui près de l'électrophone. Si tu veux…

- Ah non, non merci ! Tu ne vas pas t'y mettre aussi !

- L'essentiel est de trouver de l'énergie dans ce qu'on aime?

- Ben moi c'est la techno et je peux te dire que ça move !

- En français s'il te plaît ?

- Heu, ça remue quoi !
- J'aime mieux ça… Pff… ! Ca move ! Tu vois c'est surtout de ton âge et une question de mode. Mais tu as raison, vis ta vie intensément pour ne rien regretter…

Une voix, forte mais attentionnée, volant dans les airs d'un couloir se fit entendre. C'était le papa de Thomas :

- « Thomas, tu embrasses papi. On va rentrer ».

Thomas s'accroche au cou de son Grand-père, l'embrasse très fort et s'approchant de son oreille lui chuchote :
- Dis, tu me présenteras à ton ami de l'intérieur Grand-père ?
- Oh ! Il te connaît déjà et souvent il me fait passer des instants merveilleux avec toi.
- C'est vrai !
- C'est vrai.
- Tu me raconteras ? Juré ?

- Juré. Oh! En partant laisse la porte entre ouverte s'il te plaît.

- O.K, à dimanche prochain Grand-père.

Thomas couru vers son père qui revenait du jardin et ne pu s'empêcher de dire :

- Tu sais Grand-père connaît Gilbert Bécaud et va courir sur la colline aux pâquerettes avec ses copains d'enfance.

- Bien sûr…Bien sûr…

- Oh! J'ai oublié mes cartes de jeu « Deus » et ma casquette dans la chambre de Grand-père, je reviens tout de suite.

Toutes les fins de semaine, quand le temps le permettait, le père de Thomas binait et ratissait la terre du potager. Il aimait jardiner cette terre qu'il connaissait si bien. Son enfance bien sûr. Les fruits et légumes frais. Les odeurs. Les parfums des fleurs. Il portait toujours la même vieille veste de toile bleue aux manches trop courtes et délavée par des années et des années de lessivage. Elle restait au hit parade de son coeur mais je pense qu'aux yeux des voisins, il voulait montrer son antériorité dans le jardinage. Il faisait même des jeux de mots sur le potager…Tenez celui‑ci par exemple :


Si tu cultives longtemps l'amitié

Tu récolteras un bon pote âgé.


Pendant que son père entrait dans la salle de bains, Thomas s'avança vers la porte entre ouverte et dans le calme des lieux, il entendit clairement une voix suave qui murmurait :

Ô mon doux ami,
Les événements anciens me rajeunissent
Mais les événements nouveaux me vieillissent
Alors laisse-moi, pour que je puisse vivre,
Voir les instants de mon passé qui m'enivrent.
Je te remercie…

Après les embrassades et les au revoir dominicaux, Thomas et ses parents rejoignirent la voiture sans avoir oublié les incontournables pots de confiture préparés amoureusement par Grand-mère. Ah ! Ma grand-mère !

Orpheline à l'âge de 10ans des suites d'une guerre qui a laminé le nord dela France, elle s'est retrouvée, tout simplement, pupille de la nation dans un orphelinat à Orchies près de Lille. Accablée de désespoir, déchirée de sa famille, et séparée de son frère jumeau, elle dut supporter le fardeau de l'existence sans pour cela renoncer à la vie. Dans ces moments de désarroi où une main tendue serait appréciée, l'impensable peut également arrivé. C'est ainsi que le gestionnaire peu scrupuleux de cet orphelinat s'est emparé des subventions de l'état à l'adresse des pupilles de la nation pour s'enrichir à l'étranger. Pas un sou pour ma grand-mère et pas un sou pour ces orphelins innocents à l'adolescence détruite, humiliée et mal chérie. Alors à vingt et un ans, elle se retrouva dans la vie active seule au monde, désemparée et démunie de l'obole compensatrice de l'état. Férocement déterminée à affronter et combattre la folie des hommes qui martelaient encore de leurs bottes les pavés du nord, elle claqua la porte de son purgatoire et partit la tête haute fusillant du regard son passé. Doit-on pleurer et maudire ou se reconstruire et construire ? Vivre dans le passé ou livrer bataille pour organiser son avenir ? Animée d'une force de caractère exemplaire, elle a su balayer du revers de la main, l'hostilité des hommes qui l'avait évincée du bonheur de l'adolescence. Elle qui aurait apprécié Gérard de Nerval quand il disait : « Profitons de l'adolescence, Car la coupe de l'existence, Ne pétille que sur les bords... ». Ou encore Louis Pauwels : « L'enfance trouve son paradis dans l'instant. Elle ne demande pas du bonheur, elle est le bonheur »


Alors, quand elle rencontra mon grand-père lors d'un pique-nique, là-haut sur la colline du Mont Houy qui surplombait l'Escaut, ses yeux se brouillèrent d'émotion. Elle se sentit de suite dévisagée, plutôt caressée d'un regard qui avait tendance à lorgner ses dentelles. Travaillait-il aux cent mille chemises sur la Place d'Armes à Valenciennes ? Aurait-t-il remarqué ses rougeurs monter ? Son teint rubescent et son visage mal poudré ? Pourtant cet homme au regard gris bleu acier et au corps d'athlète si bien moulé dans son Marcel, aimait admirer virevolter les papillons, effeuiller d'amour les pâquerettes et respirer l'air des collines aux senteurs « champignonnées ». Ceci elle l'avait remarqué même remarqué et remarqué encore… Mais pourquoi avait-il choisi sa tarte aux myrtilles ? Pourquoi dans tous ces assortiments, il avait choisi SA TARTE ! Elle baissa les yeux, passa ses doigts dans ses cheveux et allongea le pas dans le vent léger aux senteurs suaves. Un souffle duveté vint alors lui caresser sa joue rubescente d'un baiser qu'elle ne pouvait refuser... Dieu lui faisait un signe, c'est sûr, et par cette grâce que rien ne pouvait repousser, elle se mit à rêver en souriant aux anges. Son coeur se mit à battre la chamade et soudain, une voix intérieure lui murmura ceci : « Tu l'aimes déjà et c'est lui qui te conduira ».
Ma grand-mère remplaçait inlassablement de ces pots de confiture si tentants, les papiers sulfurisés percés de mes doigts potelés sans jamais me gronder. Elle avait ce doux sourire de connivence qui brouillait mes yeux de perles d'amour. Alors quand je me blottissais dans le nid douillet de ses bras protecteurs, je lui chuchotais mes confidences de complicité gustative : « La rouge… Au milieu… Elle était très, très, très bonne. Rien à voir avec celles de la cantine de l'école ! Tu devrais leur donner des conseils ! ». Il n'y avait rien pour elle au-dessus du très, très, très et je le savais. Dans ces instants ses yeux se brouillaient aussi et ses lèvres, d'une douceur extrême, se posaient sur mon front comme un remerciement duveté. Le secret des confitures ! Nous étions complices ! Elle était fière de ma gourmandise qui lui donnait une notoriété insoupçonnée sur la préparation de ces nectars de fruits. J'étais le dégustateur privilégié ! Vous entendez ! Oui privilégié et secrètement reconnu et incontesté à ses yeux, car la bouche d'un enfant n'est pas encore altérée. Souvent, elle testait d'autres recettes et attendait avec impatience ma visite au garde-manger dans la cave mansardée à l'ancienne, pour constater la grandeur des trous dans les papiers glacés et sulfurisés. Plus les trous étaient évasés, meilleure était à mon goût la confiture ! Meilleure était sa recette et elle le savait. En quelque sorte, j'étais le maître absolu dans le choix de ses confitures et jamais, je n'ai eu autant de responsabilités pour l'élaboration d'un produit aussi sucré de bonheur. Oui, je peux le dire maintenant, grâce à moi, grâce à mes dégustations clandestines, grand-mère était considérée par toute la famille comme la reine de la confiserie. Enfin…Laissez-moi le croire

Papa enclencha une cassette de Monsieur 100.000 volts et machinalement je me retournai pour regarder par la lunette arrière la maison de Grand-père et de Grand-mère. La voiture, une belle Ds des années soixante, s'éloignait quand je vis derrière la grande fenêtre ouverte du rez-de-chaussée, mon Grand-père, une main levée dans la brise vespérale qui gonflait les voilages. Il caressa le vent de sa main fragilisée par les ans et me souffla ce message : «N'oublie pas, je suis toujours avec toi ». Alors, pour ne pas oublier cette image pleine de tendresse et de douceur, je tirai du fond de ma poche les mots secrets de mon grand-père. Je fermai les yeux, respirai profondément, et dans le parfum des confitures, j'interpellai mon nouvel ami :

Ô mon coeur, reçois cette graine d'émotion
Amasse et stocke la beauté de cet instant…


Mais comme un écho venant à contre-courant, porté par les rayons d'un soleil couchant, j'entendis la voix de … de … de mon père !!! Il disait :

Pour que demain et plus encore au fil des ans
Tu me donnes la lumière dans mes actions.


Bien des années se sont écoulées. Je pense encore et toujours à mon grand-père et à ma grand-mère d'amour, quand sur un vieux papier froissé, je dessine la beauté du jour, relis les instants aimés de mon passé et regarde en souriant mes enfants sucer leurs doigts devenus sucrés. Aujourd'hui, je sais que nos chers aînés à la chevelure blanche sont des traits d'union entre la vie et l'autre monde. S'ils voyagent parfois dans les nuages c'est pour mieux percevoir le chant mélodieux des messages édulcorés de nos Dieux Alors, si un jour vous les apercevez, là-haut sur la colline, ébouriffés et marchant sur les verts tapis fleuris, sachez qu'ils cueillent dans le vent des bouquets de mots aux douces pensées de paix. Nos chers aînés aimés restent éternels dans nos mémoires et nous emmènent encore et toujours dans les jardins secrets des délices de l'imaginaire pour apaiser nos angoisses et nos colères passagères

Un jour, peut-être, le ciel sera mon ami, mon épouse fera des confitures et j'irai là-haut sur la colline cueillir des mots aux mille senteurs de paix.

Paisansage


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