Sur la photo :Noël ( enfant ) et la " Mama de Lescure " ( Marie Rigal ) derrière Noël.
Tenant le chien, Léon, mon grand-oncle, fils de Marie Rigal.
Dans ce dernier récit, Jean Bardon, son auteur, dépeint avec bonheur, délectation et humanité, la vie de ces paysans " hauts en couleurs " de la Planèze cantalienne.
Quelques-uns des personnages présents dans ce récit ne sont autres que mes aïeux directs : la " Mama de Lescure ", mon arrière-grand-mère; Léon, son fils et mon grand-oncle et Noël, mon père.
Voyage en Planèze...
" Ce souvenir au doux parfum de chrysanthème n'a jamais été publié par personne. Je pensais le garder en mon coeur, au secret et bien au chaud, intouchable comme l'inviolabilité d'une tombe. Il y a maintenant, en effet, entre ces lointaines heures joyeuses et le moment présent, l'âme d'une morte qui plane. Et quelle âme ! Et quelle morte ! L'âme bonne et simple d'une très humble paysanne du village le plus reculé desMonts d'Auvergne. Cette morte était la Mama de Lescure. Et la Mama de Lescure était ma mère...
A quoi cela servirait-il que je vous dise qu'elle n'était que ma tante maternelle et la nourrice des six premières années de ma vie agitée, les seules véritablement merveilleuses, puisque pour moi elle était tout et que sa disparition, en un terrible cinquième jour de Mars, a été, pour le quinquagénaire que je suis, la fin d'un monde.
Elle repose, à présent, sous les termes de Gounou, à l'abri des vents duPlomb, dans le paisible cimetière de ce hameau montagnard qui l'avait vu naître, il y quatre-vingt-cinq ans, et qu'elle n'avait jamais quitté.
Et puis, ainsi que sous l'ultime croûte des froidures de l'hiver pointent les perce-neige, je ne puis m'empêcher de revivre l'odyssée de ces grives pour lesquelles la pauvre Mama avait soigneusement effilé, à l'avance, d'appétissantes bardes de lard. "
Sur le mail
" Tout avait commencé un mardi matin au marché de Valuéjols. La foire battait son plein sous un hésitant soleil d'automne qui ne demandait qu'à se vivifier. Les marchands ambulants et les bonimenteurs de plein vent couvraient le tintamarre de caravansérail par leurs appels à délier les bourses. J'étais sur le foirail, car sur le foirail, il y avait des bêtes. Et les bêtes ont toujours été le royaume et le jardin secret de mes rêves d'enfant. Depuis le temps de la prime aube de ma vie où, avec Julien Chastel, mon classard, mon ami de toujours, nous chevauchions les chimères pour savoir lequel de nous deux aurait la plus grande ferme, la plus belle borio de notre chère Planèze. Lui, aujourd'hui, il a la sienne. Moi, au printemps de mes sept ans, on m'a forcé à prendre l'affreux embranchement qui mène à la Grand ville et à ses immenses artères qui m'ont toujours paru nauséabondes et inhumaines.
Sur le mail, attachés à la longue barre d'acier passée au minium, les grands boeufs rouges de Salers et les petites génisses d'Aubrac, couleur de pain doré, somnolaient ou se languissaient de leur crèche. Entre les claies d'un parc, de jeunes veaux aux yeux rendus plus purs par l'innocence et la candeur semblaient plus ébahis qu'apeurés de voir cette foule grouillante d'hommes.
Plus loin, juste sous le mur de la cour de l'école, une centaine de brebis, blanches ou bises, le front marqué de rose, de bleu ou de vert ou ayant l'oreille piquée d'un fil de laine, attendaient, blotties l'une sur l'autre, qu'une main maquignonne les palpât et, satisfaite de son achat, les sortit de la mer moutonneuse en leur enlevant un morceau de toison d'un bref coup de ciseau. Prisonnier de sa chaîne coulissant dans un anneau scellé dans la muraille, un superbe taureau de deux ans, un fort doublon de Laguiole, humait l'air, repliant la lèvre supérieure sur son naseau tout noir et martyrisait le sol de son sabot fougueux. Mais le coin le plus animé et le plus discordant était celui des cochons de lait qui, effrayés par tout ce remue-ménage, poussaient des cris perçants entrecoupés de grouinements de détresse. Et tout ce petit monde, habillé de soies incarnates, était à la fois touchant et joli à ravir.
J'errais parmi ce peuple bigarré de paysans hauts en couleur, savourant le charme des conversations patoises et des accords conclus en se frappant tout bonnement et tout simplement, dans la main d'une claque sonore, à la recherche de Noël, mon petit-cousin qui, à quinze années de distance, avait, comme moi, puisé ses premières forces dans les bouillies que lui donnait la Mémée de Lescure. Marchand de bestiaux, il était en train d'examiner la denture d'une tarsonne montbéliarde, lui ouvrant la gueule d'une poigne puissante et experte, tout en essayant de faire rebattre vingt pistoles sur le prix que lui demandait Delpirou de Maniargues. "
Testas pitados !
" Quand nous dévalons la route de Lescure-Haute dans un tourbillon de poussière, j'aperçois là-bas, à la mountado de la grange, deux silhouettes menues. L'une vêtue de sombre et un peu voûtée. L'autre, en robe claire, plus petite, plus frêle, mais semblant agressive comme un coq de combat. Les deux femmes que j'aime le plus au monde : ma mère et mon épouse. Elles font, toutes les deux, un geste de la main qui ressemble à une gifle, jetée de loin. Un geste qu'elles ont tout le mal du monde à rendre furieux et digne. Et puis, l'une suivant l'autre, elles s'engouffrent dans la porte.
Nous sommes arrivés. Je regarde ma montre. Une heure moins cinq ! Et notre retour qui était prévu pour onze heures et demie !
- Ca va chauffer, vieux, dis-je à Noël.
Et Noël sourit. Et je comprends son sourire. Comme si notre Mama pouvait se mettre en colère ! L'a-t-elle été une seule fois pendant sa longue vie ? Pour ma part, je mettrai bien ma tête folle à couper que non. Quand en 1884, Marie Rigal vint au monde, quatre fées encadraient son berceau à bascule taillé dans un vieux châtaignier : celle de l'Amour, celle du Sacrifice, celle de la Bonté et celle du Pardon. Et son petit-fils la connaît aussi bien que moi, puisqu'il est encore célibataire et qu'ils vivent ensemble, tous les deux, dans une chambrette touchant à une grange qui sent le foin coupé.
- Vous voilà, testas pitados ! et moi qui attends le rôti, depuis deux heures. Pour une fois que nous avons Claire ! Ah ! non... non... non...
Et la pauvre chère femme trépigne sur le plancher.
Noël pose ses mains de déménageur sur les fluettes épaules et dit avec ce sourire qui démonterait un bataillon d'huissiers :
- Cridachas pas, anin, poaura finno, abès, inquéro di chonço qui l'abio inblidado : ( Ne criez pas, allons, pauvre femme, vous avez encore de la chance que je l'avais oubliée ( la viande ).
Quand j'ai vu çà, j'ai apporté les beefteacks. Ca ira plus vite.
- Des bistèques... des bistèques... marmonne la Mémée en branlant le chef et en levant les yeux au ciel.
Sa désespérance de ne pas pouvoir nous recevoir ainsi qu'elle le voudrait se retourne sur moi.
- Et toi, Jeantillou, à ton age, tu n'es guère plus raisonnable que ce sans-soucis. Et ta Claire qui t'attend depuis si longtemps !
Je la regarde. Que je la trouve belle ! Qu'elle est belle, avec ses galoches vernies, ses bas de laine, son tablier noir cachant à moitié sa blouse grise semée d'infimes fleurettes blanches, sa chaînette d'argent soutenant une médaille d'émail représentant la Sainte Vierge, sa Patronne ; la miniature qu'avait peint pour elle son neveu Daniel et qu'elle porte en guise de broche, et ses beaux cheveux blancs, tirés en arrière, en chignon, et cette noble figure ravinée de rides par les misères de la vie. Des misères et des peines de sa vie à elle qui n'en a point manqué, mais aussi de celles des autres, de tous les autres, qu'elle prenait pour elle et qu'elle traînait sur ses fragiles épaules.
Je vais à elle. Je ne dis rien, la prends dans mes bras, lui fais esquisser deux pas de valse et l'assieds, sur une chaise paillée en l'embrassant fougueusement.
-Tira ti d'aqui, qui mi fas bira la testa ! ( Tire-toi de là, que tu me fais tourner la tête )
Et elle se met à rire. A rire tellement, qu'elle en pleure et qu'elle s'en tient le ventre. Son vieux visage chiffonné est tellement drôle et tellement pathétique à la fois, que je fonds comme neige au soleil, que je suis attendri comme un bambin perdu qui retrouve sa mère et palpitant comme un oiseau blessé dont le petit coeur bat.
Mon Ti Poussin s'approche d'elle et l'embrasse tendrement.
- Ah ! pécairi, ma petite Claire, ces deux têes-brûlées m'en feront trop voir et qu'y faire ? De tous, ce sont ces deux-là que j'aime le mieux !
Une larme d'émotion roule sous mes cils.
... et le repas, mon Dieu, s'est passé comme toujours, savoureux et rustique, entre ces quatre murs qui respirent toute l'honnêteté des pauvres gens. La Mémée reste debout, becquetant, de loin en loin, une cuillerée de tapioca ou de riz au lait, les seuls aliments que son estomac accepte encore. Inquiète et affairée, elle tourne autour de nous, plat et bouteille en main, craignant que nous partions de chez elle sur notre faim ou notre soif, tandis qu'il est impossible à Claire de lui aider en quoi que ce soit. Et les plats que j'aime depuis toujours et qu'elle connaît si bien, se succèdent lentement : pachade aux oeufs frais, lentilles du Velay, gourgouillou de pommes de terre, morceau de vieille fourme et la tarte maison...
Pendant que Noël et moi avalons une tasse de café brûlant et arrosée de gniole, la chère femme nous dit :
- Sauvez-vous, mes enfants, et mettez un tricot car la nuit tombe vite. Moi, je vais descendre chez Manuel chercher un morceau de lard tendre pour ce soir, vous rissoler ces grives sur mon vieux feu de bois. "
Sous un vent malin
" Léon est déjà chez la Fabrisse quand nous arrivons pour prendre le Jeantou. Le verre de rhum, violacé de cassis, nous donne des jambes pour attaquer la route de la montagne par le sentier de Pet-de-Besse.
Au fur et à mesure que m'apparaissent la Croix-du-Pâtre aux mousses rongeant sa pierre tricentenaire, les premières bruyères, les genêts dégarnis et les gentianes sèches pleurant leurs graines sous un vent malin venant de Prat-de-Bouc, l'amphore du passé déverse sur moi ses douces aromates comme un flot d'hydromel et je suis heureux comme on ne peut pas l'être. Heureux de n'avoir rien oublié. Des odeurs ensevelies montent à mes narines, prennent lentement corps, puis deviennent vivaces ainsi qu'après l'averse rampe un parfum qui grise une roseraie toute engourdie de pluie.
Sur ma gauche, je distingue notre Plono où, il y a plus de quarante ans, je cherchais à capturer les jeunes cailles alors que mon grand-père, penché sur la faux, finissait de tomber son dernier rang de blé noir. Plus, c'est la Broucade. Là, alerte comme un faon, cheveux noirs et frisés dont les mèches tombaient sur mon front de jeune berger grec, je gardais mes quatre vaches, les surveillant d'un oeil pendant que je faisais tourner un petit moulin en bois de noisetier sur l'eau limpide du ruisseau aux bords de terre rouge.
Maintenant, nous avons dépassé les Saillans et mes trois compagnons n'ont pas, une seule fois, brisé leur terrible cadence de chasseurs montagnards. Il n'y a pas longtemps, Jeantou le forgeron accomplissait son service aux régiments alpins. Noël, le taurillon, avec sa poitrine de lutteur et ses jarrets d'acier semble se promener. Le grand Léon, qui a dix ans de plus que moi, de ses longues jambes de chamelle fais deux fois moins de pas que les deux autres, et, sans peiner, se tient à leur hauteur. Moi, je tire la langue. La ville pernicieuse et la voiture trop facile ont fait, du centaure de jadis, un lamentable percheron qui traîne sa bedaine. Pourtant, j'ai pratiqué le sport et je sais, qu'avant d'arriver à pied d'oeuvre, j'aurai retrouvé mon deuxième souffle et je mesure mes efforts.
Les vastes pâturages de Roche-Jean sont déserts et les burons fermés. Après six mois de transhumance, les masucs de pierre volcanique ont verrouillé leurs portes, les troupeaux ont regagné la chaleur des étables et les grands chiens poilus doivent dormir dans la paille. Plus de son de clarines, plus d'aboiements joyeux, plus d'appels sonores poussés par les vachers, plus de parc à retourner, plus de traite à faire, plus de soupe au fromage, plus de truffades, plus de gerle à remplir de bon lait mousseux des races cantaliennes. La montagne est aphone et paraît endormie sous cette bise qui l'enveloppe insidieusement.
Une fois de plus, la Mama de Lescure avait raison car les lainages vont nous servir.
A part quelques corneilles et trois ou quatre agaces qui volettent autour des arbres les plus hauts, là-bas, vers la Sagnette, un milan qui tournoie, les ailes déployées, la forêt toute entière est en catalepsie. Tandis que les jeunes s'engagent dans les brandes, Léon et moi allons nous poster à la clairière qui fend en diagonale, la première plantation de sapins. Là où il y a maintenant près de quarante ans, le même Léon attendait, blotti dans la bordure de fougères, les lièvres que lui ramenait, après mille détours à grands coups de gueule, Miss, l'incomparable Korthal des Sardougni.
Nous sommes là depuis plus d'une heure et je crains fort que nos grives ne soient pas au rendez-vous Ni les litornes, ni les musiciennes, ni les mauvais, ni les grosses pia-pias. Je connais bien leur chant à toutes, et, à la ronde, tout n'est que silence et paix. Le lourd silence et l'oppressante paix des bois, quand, dans l'air ou dans le vent, il y a ce signe précurseur qui fait se taire les oiseaux, se pétrifier les écureuils, se terrer les rongeurs et se tapir les bêtes puantes.
Il commence véritablement à faire frisquet et un léger frisson me parcourt l'échine.
- Nous aurions mieux fait d'aller aux Coustounes ou sur la pignatelle d'Oeillet, dit mon frère.
- Là, nous aurions eu des chances de tirer les ramiers, car c'est l'inchangeable ligne de leur passage. Pour ce soir, je crois que c'est bien fichu et qu'il n'y a plus qu'a rentrer à l'Oustar. "
Jean Bardon - Des grives bardées à la mode d'Auvergne - Chasse, mon doux venin