Caroline Dubois, Arrête maintenant, Emmanuel Hocquard, Ruines à rebours : les éditions de l'Attente publient deux livres dont les propos respectifs ne sont pas sans écho : le premier tourne autour de l'arrêt d'une certaine insolence de la parole, le second s'interroge sur les mouvements figés qui asphyxient la ville, et conjointement, la littérature.
Arrête maintenant a été initialement publié dans la collection Week-end en 2001. Cette injonction n'avait pas fini de nous dire toutes ses intentions malicieuses. La narratrice de ce court texte, qui se présente sous forme de fragments de prose scandés par des tirets ménageant pauses et effets de retrait, questionne l'origine des mots et le poids que leur âge et emploi antérieur confèrent. Plutôt que d'essayer de parler avec ses hypothétiques propres mots (qui n'appartiennent à personne, et qui ne sont mots que parce qu'ils sont partagés, et souillés par la communauté qu'ils fondent), la locutrice se pose un défi : ne communiquer qu'à partir des mots des autres, morts et vivants, avec lesquels on habille, déguise et accoutre sa parole. La première conséquence de cet emprunt permanent et conscient est qu'il vous objective : on se voit, on s'entend, on s'observe parler dans un décalage constant. Je ne parle plus jamais en direct puisque c'est une voix-off qui prend en charge mon discours, discours emprunté et réinterprété dont la possibilité de mensonge et de jeu est alors soulignée. Un énoncé entre tous, répété à loisir, devient ainsi une phrase qui décline, dans tous les sens du terme, l'identité et le désir accro au vide du sujet parlant. Chez Truffaut, il y avait Antoine Doinel - alias Jean-Pierre Léaud - s'observant dans un miroir, et poursuivant un nom qui, à force d'être malaxé et reconduit à lui-même, épuisait la personne qu'il est pourtant censé désigner. Chez Caroline Dubois, qui ouvre son livre sur le Jean-Pierre Léaud de La Maman et la putain, l'identité se confronte au même vide, à partir d'une phrase lancée non plus contre un miroir mais confrontée à la réactivité d'une page-écran : " Je trouve toujours le monde tel qu'il est formidable ". Deuxième conséquence, qui s'apparente à un défi : trouver, en partant de ces mots empruntés, une " forme impropre " qui devienne singulière et, peut-être, atteigne une propreté consciente de ses artifices. Cette gageure ajuste et intensifie le rapport aux mots qui, à force d'être prononcés, modulés, ingérés, intègrent le sujet parlant à leur matière même. La voix dans les mots, les mots jusque dans la voix : les mots des autres morts, les mots morts des autres, autant de chiasmes qui prennent vie dans la bouche d'un corps fait lui-même de mots-matières. Le spectacle de mots dansants procure une émotion presque dangereuse : la locutrice va-t-elle trop loin ? Enfouie dans les mots, jouissant de leur contact, peut-elle encore entendre l'injonction qui lui est faite : " Arrête maintenant " ? La trop sérieuse plaisanterie a-t-elle assez duré ? Jusqu'où peut-on se fondre dans la mort des mots, dans les mots morts ? Un interdit, en tout cas, est répété (par qui, par quoi ? on ne saura rien sur l'origine de cet ordre). Il n'empêche pas l'aventurière d'exprimer son souhait le plus cher, et tout à fait inaccessible : " Moi j'aurais bien aimé pouvoir rentrer entièrement à l'intérieur du corps d'un autre (mais ça c'est impossible dans la réalité) ".
La circulation des mots procure un bonheur intense à celui qui les emploie : j'écoute la chaîne des mots dans laquelle je plonge avec délice, prise dans un courant qui me relie et me contient tout à la fois : " [...] et je pense que se tenir comme ça très calme entre ça et ça est le bonheur ". Ce flux, ce courant, ce mouvement incessant, Emmanuel Hocquard l'identifie à une ville, Tanger, dont il dresse un diptyque temporel en confrontant sa mémoire à un processus rigidifiant toute chronologie. Qu'est-ce que ces Ruines à rebours nous disent du monde tel qu'il va, de l'architecture telle qu'elle crispe le mouvement, et de la vie telle qu'elle pourrait, peut-être, être œuvre d'art ? Dans les années cinquante, cette cité au statut international vivait à toute allure, à tous vents, traversée par des influences multiples qui en firent une véritable île au trésor. Par la suite, rattachée au Maroc, la ville s'est figée : les mouvements et les échanges se sont taris, le dehors a cessé de fluidifier le dedans, et les forces centrifuges qui s'y exprimaient ont décliné. Observateur d'un tissu urbain désormais atone, l'écrivain note que la profession de changeur, le Grand Sokho et les terrains vagues se sont effacés. A la place, il constate la prolifération de ce qu'il appelle des " ruines à rebours " : le temps n'a plus le temps de s'écouler, la dégradation, l'écroulement, les décombres s'inscrivent dans un présent coupé de son histoire. Coupure matérialisée dans le paysage par la multiplication des murs qui interdisent désormais toute respiration entre le dedans et le dehors. En ces ruines, donc, se constitue une forme figée qui interdit la pensée conçue comme mélodie tonique. L'espace ruine le temps ; le temps écrase l'espace. Tanger est dans un état d'anhormies : tout élan s'est ralenti au point d'y disparaître. Quelques photographies en vis-à-vis du texte montrent cependant que la beauté, si elle s'est comme " levée " dans le Tanger cosmopolite, n'a jamais fini de se mouvoir : l'idée simple de nudité, à laquelle Emmanuel Hocquard est si attaché, s'incarne dans ces clichés qui parviennent même à retenir " la maison qui penche, aujourd'hui détruite, sur la plage au fond de la baie de Tanger, en 2005 ". Architecture, photographie, littérature : ces arts devraient permettre de se situer à la fois au dedans et au dehors, précisément là où le moi reçoit les nouvelles du monde.
Arrête, maintenant, ou la généalogie d'une parole court-circuitant toute idée de propr(i)eté. Ruines à rebours, ou la généalogie d'un présent déjà court-circuité par son devenir ruines.
Anne Malaprade
Caroline Dubois, Arrête maintenant, Éditions de l'Attente, 2010, 7 €
Emmanuel Hocquard, Ruines à rebours, Éditions de l'Attente, 2010, 11 €