La championne des déficits publics
Tout a été dit sur la crise des finances publiques grecques. A vrai dire, les pays européens sont ravis de montrer la Grèce du doigt, mais la plupart d’entre eux avaient suivi le même chemin ; chez les Grecs, cela a juste été un peu plus caricatural, mais la dérive est la même partout. Le principe en est simple : les dépenses publiques explosent, parce que l’Etat a tout promis, veut tout prendre en charge, prétend avoir la solution à tout. Les électeurs n’ont pas compris qu’il était, comme disait Bastiat, « cette grande fiction à travers laquelle chacun croit pouvoir vivre au dépend de tous les autres », ce qu’on donne aux uns est perdu pour les autres, et finalement tout le monde s’appauvrit.
Comme les impôts ne sont pas très populaires, les dépenses ont augmenté plus vite que les recettes, creusant les déficits, et les politiques keynésiennes de relance, qui devaient sauver du désastre, l’ont amplifié. Personne n’a plus voulu prêter aux Grecs, sauf à des taux très élevés. De la sorte, les Grecs ont été pionniers, si l’on ose dire, tout en rajoutant quelques trucages statistiques de leur crû. Mais la plupart des pays avaient pris le même chemin, et ont eux aussi cherché la solution dans la fuite en avant (de nouvelles dettes, garanties par les plus solvables), et aussi dans la réduction des dépenses publiques.
Cela ne suffira sûrement pas ; en tous cas cela ne va pas résoudre la langueur européenne de la croissance. Il faut donc des réformes de fond. Parmi celles-ci, on en retiendra une, emblématique : celle de la concurrence. On connaît les effets bénéfiques de la concurrence : elle profite au client, stimule l’adaptation des entreprises, fait baisser les prix, contribue à la création d’emplois, favorise la croissance. Toutes les atteintes à la concurrence sont néfastes pour le client, empêchent les adaptations nécessaires, et détruisent le potentiel de croissance.
Les Grecs découvrent la concurrence
Une des pistes de redressement, parmi bien d’autres, est donc, pour les Grecs comme pour nous, de rétablir la concurrence. Encore faut-il avoir une vision nette de ce qui la menace. On a longtemps cru, et c’est encore largement l’opinion de juges ou d’autorités de la concurrence, sous l’influence des thèses néo-classiques, que la concurrence était une question de nombre d’entreprises. Ainsi, tout ce qui menace le nombre, de la concentration aux positions dites dominantes, réduirait la concurrence ; voilà de quoi justifier les attaques insensées des autorités de la concurrence contre Microsoft, au prétexte que l’entreprise réussit trop bien !
Tout cela n’a aucun sens, et la concurrence « pure et parfaite » est un mythe qui a fait beaucoup de dégâts. La concurrence est avant tout une question d’ouverture des marchés : à partir du moment où un marché est ouvert, où on peut s’y installer librement, même s’il n’y a qu’une entreprise, dès qu’un concurrent potentiel peut arriver en faisant mieux ou moins cher, la concurrence existe. Les atteintes à la concurrence viennent de la fermeture des marchés ; le rétablissement de la concurrence passe par l’ouverture des marchés. C’est vrai aux frontières. Et c’est vrai dans les professions également.
Mais qui a le pouvoir de fermer les frontières ou d’empêcher l’entrée dans une profession ? L’Etat et lui seul. Les atteintes à la concurrence viennent donc avant tout de l’Etat. Certes, bien des entreprises souhaitent verrouiller le marché et s’y emploient mais, seules, elles n’en ont pas durablement la possibilité ; elles ont besoin de l’appui de l’Etat.
Voilà ce que les Grecs semblent avoir compris pour les professions fermées. Cette atteinte à la concurrence doit disparaître ; et l’ouverture de la profession exige le retrait des barrières à l’entrée imposées par l’Etat. Il faut reconnaître que les Grecs ont eu du mal à comprendre cela et que, pour une fois, le FMI et l’Union européenne ont fait pression dans la bonne direction en exigeant cette ouverture.
Des grèves pour paralyser les réformes des professions
Comme toujours, les mesures d’ouverture se heurtent à la résistance de ceux qui sont déjà dans la profession et veulent y rester seuls, d’où les grèves en Grèce de médecins, d’avocats ou de pharmaciens. Ces derniers sont devenus un symbole de ce combat.
En raison du clientélisme politique, ce sont au total 150 professions qui bénéficiaient d’une totale protection. On y trouve les camionneurs et les taxis, les notaires ou les kiosquiers, les architectes ou les experts-comptables,… Bien sûr, chaque gouvernement avait promis une réforme, mais cette fois elle figure dans le mémorandum signé avec le FMI, la BCE et l’UE. C’est une des conditions du prêt accordé.
Pour ces professions, Athènes veut supprimer les tarifs minimaux garantis par la loi et remettre en cause le numerus clausus à l’entrée. Ainsi, les avocats pourront désormais plaider dans toutes les régions, au lieu de le faire dans le barreau où ils sont inscrits. Les enfants de pharmaciens, eux, bénéficiaient d‘avantages pour ouvrir leurs officines, et la loi garantissait un tiers de bénéfices sur les ventes. Les pharmacies faisaient donc peu d’efforts et étaient souvent fermées ; la disparition de ces privilèges va réveiller la profession. Et ainsi de suite pour les principales professions fermées.
Il est difficile de mesurer l’impact économique, mais un think tank d’Athènes l’évalue à 13% du PIB. Ce n’est qu’un ordre de grandeur, mais il est impressionnant. Le directeur des recherches de cette fondation pour la recherche économique et industrielle, interrogé par Le Monde, précise : « Si vous ouvrez les professions, les prix vont baisser. Cela aura des effets positifs et favorisera l’emploi. Aujourd’hui, une personne qui a réussi des études de pharmacie ne peut pas ouvrir de magasin, sauf s’il achète une licence », qui sont rares et chères.
Timeo Danaos…
On verra bien si ces projets vont jusqu’au bout et si le gouvernement saura résister aux grèves pour le maintien des privilèges et autres avantages acquis. On n’en est pas encore à dire en Europe « Timeo Danaos… », on ne prend pas encore peur pour cette « nouvelle Grèce ». Mais l’initiative des Grecs tranche avec l’immobilisme qui règne en France.
Ce n’est pas nouveau : en 1959, le rapport Rueff-Armand présentait les professions fermées comme l’un des principaux obstacles à la croissance française. C’était il y a plus de 50 ans et rien n’a vraiment changé.
Lorsque Nicolas Sarkozy a demandé à Jacques Attali d’examiner à nouveau ce qui pouvait freiner la croissance, il a été confirmé dans le rapport final (300 propositions) que les professions fermées constituaient en général un des obstacles à la croissance, tout en ayant quelque indulgence pour certaines de ces corporations. Pourquoi y a-t-il à Paris moins de taxis que dans d’autres capitales ? Parce qu’une loi de 1937 a fixé leur nombre à environ 14 000. Avez-vous un diplôme de pharmacien ? Vous ne pouvez pas vous installer où vous voulez, le nombre d’ouvertures étant fonction de la population et les tarifs étant bloqués. Il en va de même pour des professions juridiques et faire d’excellentes études de droit en notariat ne suffit pas pour ouvrir une étude. Et ainsi de suite.
Il est vrai que les professionnels visés, qui ont vécu de leurs privilèges depuis fort longtemps, se voient tout d’un coup spoliés (certains ont acheté des licences ou des charges ou des fonds payés très cher). Mais ne pourrait-on pas envisager des mesures transitoires ?
En fait, depuis Colbert, et en dépit des édits de Turgot et de la nuit du 4 août, notre pays est resté celui des passe-droits, des charges officielles, des corporations. Et la plus puissante des corporations est celle des gens du service public, qui ne veulent pas entendre parler d’ouverture à la concurrence et de privatisations.
Parler de modèle grec est sûrement exagéré aujourd’hui. Mais constatons que la crise actuelle oblige nos partenaires Grecs, Irlandais, Portugais, Espagnols à bouger. Si la France reste attachée à son modèle étatique, centralisé, anti concurrentiel et, pour tout dire, archaïquement antilibéral, elle pourrait bientôt craindre la concurrence des Grecs. Timeo Danaos… Je crains les Grecs, même quand ils font des cadeaux et dona ferentes.