Il y en a qui ne se sont jamais remis de leur rencontre avec Céline. Qui sont devenus des mordus, des forcenés, et qui se sont toute leur vie attachés religieusement à analyser et à reproduire le style de leur maître, à se répandre en louanges béates devant la panoplie des artifices céliniens: points de suspensions et d’exclamation tenant lieu de toute ponctuation, phrases décousues, vocabulaire ordurier pour faire popu.
Personnellement, tout cela m’agace, et je préfère San-Antonio, qui, avec une verve presque équivalente, a au moins l’amabilité de nous gratifier d’un peu de sexe et de calembours pour rendre notre lecture plus agréable. Mais c’est probablement une affaire de goût.
Quoi qu’il en soit, les céliniens purs et durs ont eut dernièrement une formidable occasion de crier au scandale. Quoi !? On voudrait retirer le maître, celui qui a tout inventé en matière de littérature, des commémorations nationales du ministère de la Culture, sous prétexte qu’il aurait un peu fait copain-copain avec nos amis les Teutons sous l’Occupation, et qu’il aurait écrit quelques brochures sur les Juifs un peu déplaisantes avant la guerre?
Scandale ! C’est que le bonhomme est mort depuis cinquante ans cette année, et Dieu sait que les anniversaires, c’est important. Mais voilà qu’un vilain ministre veut le priver de birthday party … enfer et damnation !
Dans cette affaire, les arguments des défenseurs de Céline sont simples, et connus depuis Proust: en matière de littérature, il faut séparer l’oeuvre de l’artiste. Et si Céline est un salaud, ce n’est pas grave, car c’est aussi un génie.
Mais tout cela est fort discutable: ici, ce n’est l’homme que l’on sépare de l’oeuvre, mais l’oeuvre que l’on sépare d’elle-même. Car ce qui est en question, ce sont les pamphlets antisémites de l’écrivain. Et il y a une continuité dans l’oeuvre de Céline, du Voyage à Bagatelle pour un massacre, qui interdise que l’on procède à une amputation salvatrice, à une opération chirurgicale de haute volée, qui séparerait un « gentil » Céline (celui des romans) et un « méchant » Céline (celui des pamphlets).
S’il est évident qu’il n’y a pas d’antisémitisme ni de racisme dans le Voyage (la haine y est répartie avec une généreuse égalité entre les divers représentants du genre humain, à quelques exceptions près), il est tout aussi clair que l’on y trouve d’emblée ce qui fait peut-être l’essence même de Céline: il est un pamphlétaire, un homme qui crie. Même quand il est romancier. Peut-être même surtout quand il est romancier.
Dans en En lisant en écrivant, Julien Gracq écrit sur ce problème quelques lignes décisives:
« Il y a dans Céline un homme qui s’est mis en marche derrière son clairon. J’ai le sentiment que ses dons exceptionnels de vociférateur, auxquels il était incapable de résister, l’entrainaient inflexiblement vers les thèmes à haute teneur de risque, les thèmes paniques, obsidionaux, frénétiques, parmi lesquels l’antisémitisme, électivement, était fait pour l’aspirer. […] Quiconque a reçu en cadeau, pour son malheur, la flûte du preneur de rats, on l’empêchera difficilement de mener les enfants à la rivière »
Une fois que l’on a compris que Céline est cet artiste maudit, que tout son génie le porte vers l’immonde, et qu’on ne peut séparer chez lui l’effroyable du sublime, intrinsèquement liés, on voit le ridicule absolu des débats autour de sa commémoration. Lui même savait d’ailleurs cela mieux que personne; en témoigne le merveilleux pamphlet contre Sartre (A l’agité du bocal):
« J’irai vous applaudir lorsque vous serez enfin devenu un vrai monstre, que vous aurez payé, aux sorcières, ce qu’il faut, leur prix, pour qu’elles vous transmutent, éclosent, en vrai phénomène .«
Céline, lui, a payé aux sorcières le prix fort, jusqu’à l’horreur monstrueuse de la Seconde Guerre Mondiale – qui voit exaucés ses plus sinistres délires.
Ridicule donc, aussi bien chez ceux qui veulent faire de Céline à tout prix une idole, quitte à lui arracher une part de son essence, que chez ceux qui tiennent à le nier absolument. Sublime et dégout, Céline est tout cela à la fois, et pour l’aimer vraiment il faut l’embrasser avec tous ses immondices et toutes ses beautés vénéneuses, boire le calice jusqu’à la lie. Que les esprits manichéens qu’insupportent les paradoxes passent leur chemin.
On est bien au-delà de l’artificielle question « Faut-il commémorer Céline ? » ; c’est un choix plus profond qui est à faire, «Puis-je aimer Céline », une alternative entre l’amour total, qui ne retranche rien, ou le rejet en bloc. C’est une histoire de tribut que l’on paie aux sorcières, de magie noire et d’alchimie, et surtout pas de décorations officielles, de petits fours et de circulaires ministérielles.
Louis-Ferdinand Destouches n’a que faire des Républiques et de leurs listes de commémorations, et ceux qui veulent l’y inscrire se trompent autant que ceux qui veulent l’en ôter; car c’est bien loin de tout cela que se jouent les vrais drames de Céline.