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«Sarkozy oublie l'essentiel: juger est un métier»

Publié le 14 février 2011 par Letombe

Interview

L'ancien garde des Sceaux Robert Badinter brocarde «le populisme judiciaire» du chef de l'Etat.

Par SONYA FAURE

Robert Badinter, vendredi 11 février, à Paris.

Robert Badinter, vendredi 11 février, à Paris. (Jérôme Bonnet)

Robert Badinter a regardé la prestation de Nicolas Sarkozy, jeudi, sur TF1. Il donne ici son avis sur le mouvement dans la magistrature, et livre un regard parfois exaspéré sur les propos du président de la République.

Comment expliquez-vous le mouvement de contestation des magistrats ?

Une fronde comme celle-là, je n’en ai jamais connu. Il y a pourtant plus d’un demi-siècle que je fais partie du paysage judiciaire. Les propos de Nicolas Sarkozy à Orléans ont été l’étincelle. Mais la poudre était accumulée depuis longtemps. Je suis le premier à dire qu’en cas de faute professionnelle un magistrat doit être sanctionné. Le corporatisme n’a pas droit de cité quand on rend des décisions de justice. Mais, lors de son déplacement à Orléans, le président de la République n’a pas dit «s’il y a une faute, il y aura sanction». Il a dit qu’il y avait faute, avant même d’avoir reçu les conclusions de l’inspection judiciaire. Il s’agit d’un crime atroce. Quand le président de la République déclare «il y a faute», cela signifie que des magistrats ont été des facilitateurs du crime. C’est une terrible accusation contre des magistrats dont la mission est précisément de poursuivre des criminels.

Dans sa prestation télévisée, jeudi soir, Nicolas Sarkozy a-t-il nuancé ces propos ?

Il n’a cessé depuis 2002 d’exprimer sa défiance à l’égard des magistrats. J’ai relevé qu’il rappelait volontiers, dans l’émission, ses anciennes fonctions. Le ministre de l’Intérieur survit dans le Président… Les magistrats français méritent mieux que ces accusations. Si notre justice n’est pas la meilleure en Europe, elle tient honorablement sa place, malgré ses ressources modestes.

Elle manque de moyens. La situation était-elle différente quand vous étiez garde des Sceaux ?

La pauvreté de la justice française est structurelle depuis la Seconde Guerre mondiale. Alain Peyrefitte se faisait gloire d’être le premier garde des Sceaux à avoir fait passer la barre de 1% au budget de la justice. J’avais atteint les 1,1%… La justice n’est malheureusement pas la priorité de la République. Elle s’est paupérisée. La hausse de son budget depuis 1998 n’est pas parvenue à compenser l’accroissement exponentiel des affaires.

Nicolas Sarkozy a annoncé une réforme de la justice des mineurs. Qu’en pensez-vous ?

J’entends répéter : «Les enfants d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’après la guerre ! Regardez comme ils sont grands et musclés !» La dangerosité n’est pas une question de biceps. Pensez aux gringalets porteurs d’armes ! Nicolas Sarkozy compare la jeunesse actuelle à celle de 1945 et des années 50. J’en étais. Une génération d’enfants grandis sans leurs pères, prisonniers ou déportés en Allemagne, combattants hors de France. Elle a vécu la terrible désintégration morale de l’Occupation. On ne parlait alors que de la bande des J3 [qui a sévi en Seine-et-Marne, ndlr] et des blousons noirs. Mais les hommes politiques de cette génération, venus de la Résistance, savaient qu’ils étaient comptables de l’état moral de la jeunesse. C’est pourquoi l’ordonnance de 1945, qui fonde notre justice des mineurs, est porteuse d’un principe qu’il ne faut pas démentir : un enfant, un adolescent est un être en devenir, pas un adulte en réduction comme dans les tableaux de Goya ! Nicolas Sarkozy croit-il que les adolescents lisent le code pénal ? Que les changements législatifs vont retenir un jeune qui vole une moto pour la dixième fois ? La justice des mineurs doit demeurer une justice à part, avec des juges et des éducateurs spécialisés.

Que pensez-vous des jurés populaires dans les tribunaux correctionnels ?

Avez-vous vu des pétitions de citoyens demandant à faire un service judiciaire d’une semaine par an ? La réponse la plus efficace à la délinquance passe-t-elle réellement par là ? La présence de jurés aux assises obéit à une charge symbolique : les révolutionnaires voulaient qu’un accusé soit jugé par ses pairs, ce qui n’était pas le cas sous l’Ancien Régime. Mais, en correctionnelle, qui va juger les complexes abus de biens sociaux ? Les escroqueries au crédit à la Madoff ? Les affaires de corruption internationale ? Imagine-t-on des jurés jugeant l’affaire Clearstream ? Nicolas Sarkozy oublie l’essentiel : juger est un métier qui demande un savoir et une expérience. Cette réforme instaurera une justice correctionnelle à deux vitesses : des jurés populaires pour la petite délinquance quotidienne, et une justice sophistiquée pour les affaires qu’on estimera trop compliquées pour le peuple. Cet appel à des jurés en correctionnelle est une forme de défiance à l’encontre des magistrats, trop laxistes aux yeux du Président. On ne peut pourtant pas dire que les tribunaux correctionnels pèchent par excès de mansuétude. Quant à dire que la justice étant rendue par le peuple, il appartient au peuple représenté par les jurés d’être juge, je rappellerai que les magistrats aussi sont des citoyens comme les jurés.

Que penser du discours de Nicolas Sarkozy sur la justice ?

Derrière le talent, on décèle le populisme judiciaire. Je ne doute pas que, comme chacun d’entre nous, le président de la République soit ému par le malheur des victimes et révolté par les crimes. Qui ne l’est pas ? Mais quand, après avoir reçu les familles des victimes, il fait des déclarations sur une affaire, son autorité pèse sur le cours de la justice. Le président est constitutionnellement le gardien de l’indépendance de la justice. Il est le chef de l’exécutif et, pas plus qu’à un ministre, il ne lui appartient d’intervenir, même par des incitations verbales, dans le cours d’une affaire dont les magistrats sont saisis.

Photo: Jérôme Bonnet

http://www.liberation.fr/


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