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"Tibhirine". En tamazight, cela veut dire "les jardins". Ces jardins-là sont jonchés de cadavres. Tibhirine, région proche de Médéa, dans l’est algérien, est devenue tristement célèbre après l’enlèvement et la décapitation, en 1996, des sept moines trappistes français qui s’y trouvaient. En 2004, Didier Contant, ancien rédacteur en chef de l’agence Gamma devenu journaliste indépendant, subit une chute mortelle dans l’immeuble d’une de ses amies. Il avait 43 ans. La presse algérienne le nommera alors "Le Huitième mort de Tibhirine". C’est cette thèse que sa compagne, la sud-africaine Rina Sherman, soutient dans son livre qui est une véritable descente dans les « maquis » de Paris. Elle dénonce précisément le « corporatisme » des journalistes, sans ambages.
"Ce sont des talibans". L’enlèvement des sept moines, dont on ne retrouvera que les têtes, est d’abord imputé aux éléments des Groupes islamistes armés (GIA). Bientôt la thèse selon laquelle les terroristes islamistes étaient commandés par les services secrets algériens fait son apparition en France. Ce qui ajoute de l’eau au moulin des défenseurs du « qui tue qui ? ». L’accusation est soutenue par des journalistes français, mis sur la voie et rassurés par un ancien adjudant des services secrets algériens, le douteux Abdelhak Tigha. Mais avant de rendre publics les résultats de leurs recherches, Didier Contant mène son enquête en Algérie. D’après les éléments recueillis sur place, se fiant particulièrement à un Algérien enlevé en même temps que les moines et qui a réussi à prendre la fuite, les autorités algériennes ne seraient pas complices de l’enlèvement. Les islamistes auraient donc agi de leur propre chef, ce qui fragilise les accusations de Abdelhak Tigha.
Selon Rina Sherman, c’est là la cause de "[l’]étrange suicide[2]" de Didier Contant. L’ethnologue sud-africaine reproche à des journalistes de Canal + d’avoir discrédité son compagnon dans son milieu professionnel en l’accusant de travailler pour les "barbouzes", en l’occurrence pour les services secrets algériens. Ce faisant, Contant aurait subi une grande pression, d’autant plus que Le Figaro Magazine et l’agence Capa, pour lesquels il réalisait ses reportages, ont été informés de ces supposés liens. Ses articles sont refusés partout. Par la suite, le "journaliste a le sentiment d'être "épié", "observé", "filé". "Quand je l'ai vu la semaine dernière, Didier ne paraissait pas déprimé, observe Serge Faubert [journaliste à Gamma]. Il soulignait juste cette impression d'être surveillé. Pour la première fois, je lui voyais ce sentiment de bête traquée", rapporte le quotidien France Soir (17 février 2004). Et la presse algérienne de conclure : "Le journaliste français Didier Contant poussé au suicide" (El Watan, 19 février 2004).
"Harcèlement". Pourtant, l’ancien journaliste aurait essayé de prouver sa bonne foi, toujours sans succès. Il écrit à une amie algérienne sur le compte de ses ennemis : « Ce sont des talibans du type : Qui n’est pas avec nous est contre nous ». Rina Sherman ne se contente pas de rapporter les dires des journalistes français ou algériens et de Didier Contant. Pour plus de persuasion, elle a mené une contre-enquête. Dans Le Huitième mort de Tibhirine, elle relève les contradictions des investigations policières. Pour preuve, si l’on se fie à elle, le récit de l’ancienne amie chez qui le « suicide » s’est produit ne concorde pas avec les récits des passants et des voisins. D’autres éléments sont portés à la connaissance du lecteur que nous ne pouvons pas résumer ici.
À la lecture de cet ouvrage, nous ne pouvons prendre partie et considérer la mort de Didier Contant comme un suicide "provoqué par un harcèlement", comme l’écrit Jean-François Kahn, ou un meurtre. Il nous est, tout de même, possible d’affirmer avec Antoine Sfeir, préfacier du livre, que la disparition de ce journaliste n’a pas suscité l’intérêt qu’elle méritait car « on ne peut avoir que des doutes sur cette mort fortuite qui arrangeait tout le monde en définitive ». Le Huitième mort de Tibhirine est un récit tragique qui ne soulève que des interrogations pour le moins légitimes. C’est une véritable enquête dans les territoires ténébreux du journalisme où les « menées des uns et des autres créent des maquis dans les plus beaux couloirs de la ville ».
[2] Ainsi titrait le magazine Marianne son article sur la mort du journaliste, édition du 8 au 14 mars 2004. Jean-François Kahn sera poursuivi en justice par le journaliste de Canal +, Jean-Baptiste Rivoire, pour diffamation et sera acquitté en appel.
Article original écrit et publié par Ali CHIBANI