Les articles sont choisis pour balayer le siècle. La plupart sont des recensions de livres d'histoire.
Arthur Koestler
Judt commence par un portrait d'Arthur Koestler, homme à femmes carburant aux amphétamines. Pas un auteur qui me passionne, mais on lira cela à propos de Koestler : "son plus grand livre n'est pas le récit infaillible de son sujet que l'on a cru jadis ; en revanche, il donne un aperçu révélateur des limites de la critique du communisme au milieu du siècle, fût-elle la plus dévastatrice. Le zéro et l'infini a bien pu entamer la plausibilité de l'état soviétique, mais en confirmant le postulat intellectuel traditionnel, à savoir que le communisme n'en était pas moins très différent des autres régimes totalitaires, et fondamentalement meilleur (ou du moins, plus intéressant)." Judt n'essaie pas d'excuser le communisme, mais juge que Koestler restait dans l'idée que les déviations soviétiques n'entamaient pas l'idéal.
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Primo Levi
Suit un chapitre magnifique sur Primo Levi. Le rescapé italien des camps est présenté à travers plusieurs de ses livres, dans son évolution intellectuelle, à travers les regards de différents critiques. Judt fait un travail de lecteur formidable, revenant sur des détails, choisissant quelques citations ; le lecteur qui, comme moi, n'a rien lu de Levi, se dit qu'il y a une lacune à combler. Le chapitre se termine par un extrait de La Trève, hommage à Hurbinek, qui est à lire en entier mais se termine par ces quelques lignes sur cet enfant de trois ans "sans-nom dont le minuscule avant-bras portait le tatouage d'Auschwitz ; Hurbinek mourut les premiers jours de mars 1945, libre mais non racheté. Il ne reste rien de lui : il témoigne à travers mes paroles."
Il faudrait multiplier les citations tant Judt accumule les réflexions riches. Ainsi, quand il note que Levi "avait trop de lucidité pour se laisser séduire par l'idée que la solution finale représentait l'issue logique ou nécessaire de la modernité, de la rationalité ou de la technologie". On aimerait lire ce qu'aurait écrit (ou a écrit ?) Judt sur le Modernité et holocauste de Zygmunt Bauman.
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Manès Sperber
Sur Manès Sperber, peu de choses à commenter pour moi, ne connaissant pas l'auteur. Ce que Judt en dit éveille cependant la curiosité - avec également une jolie citation sur le Parisien.
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Hannah Arendt
Le chapitre suivant évoque Hannah Arendt. Judt lui reconnaît de la passion, quelques idées fortes et justes, d'autres incohérentes. Il montre une grande volonté de comprendre sans juger. Il écarte l'idée que Arendt serait une néoconservatrice avant la lettre. Il n'est pas de loin de citer le passage suivant comme sa meilleure idée : "...le risque majeur que nous courons en reconnaissant le totalitarisme comme la malédiction du siècle est d'en être obsédé au point de devenir aveugle aux nombreux moindres maux - et pas tellement moindres - dont l'enfer est pavé". J'aime beaucoup la conclusion du chapitre : "Elle a commis beaucoup de petites erreurs, pour lesquelles ses nombreux détracteurs ne lui pardonneront jamais. Mais elle a mis de l'ordre dans de grandes choses et, pour cela, elle mérite que l'on se souvienne d'elle".
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Albert Camus
Pour Albert Camus, Tony Judt adopte le même type de raisonnement : il reconnaît que la philosophie politique de Camus est fragile, hésitante, alors qu'il retient son engagement moral et sa lucidité, pour en faire le plus grand intellectuel français du XXème siècle. Il cite par exemple son jugement complexe sur l'Algérie, lorsque, incompris à l'époque il estimait qu'une Algérie née de la guerre "sera une terre de ruines et de morts que nulle force, nulle puissance au monde, ne sera capable de relever dans ce siècle." Pour Judt, "en un temps d'intellectuels médiatiques voués à l'autopromotion, se pavanant d'un air absent devant le miroir admiratif de leur public électronique, l'honnêteté évidente de Camus, sa "pudeur instinctive", pour reprendre le mot de son ancien instituteur, ont l'attrait de l'authenticité d'un chef d'oeuvre fait main dans un monde de reproductions en plastique". Judt cite même l'éloge funèbre de Camus par Sartre dans France Observateur : "Il représentait en ce siècle, et contre l'Histoire, l'héritier actuel de cette longue lignée de moralistes dont les oeuvres constituent peut-être ce qu'il y a de plus original dans les lettres françaises." D'où l'on pourra tirer la conclusion que l'un des moyens de ne pas se fourvoyer est de ne pas croire en l'Histoire, mais c'est un autre sujet...
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Althusser
Après Camus, Judt attaque Althusser, qu'il exécute pour incompétence, incohérence et narcissisme.
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Eric Hobsbawm
C'est ensuite l'historien Eric Hobsbawm, sympathisant communiste sa vie durant qui fait l'objet d'une recension amère. Judt le dépeint en mandarin conscient de sa valeur et trouvant dans la centralisation soviétique le moyen le plus sûr d'imposer un gouvernement des élites. Hors, Judt en veut beaucoup au communisme qui, selon lui, "a souillé et spolié l'héritage de gauche. Si nous vivons aujourd'hui dans un monde sans grand récit du progrès social, sans projet de justice sociale qui soit politiquement plausible, cela vient largement de ce que Lénine et ses héritiers ont pollué la source".
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Leszek Kolakowski
Non pas que Judt soit un anticommuniste vulgaire. Son chapitre sur Leszek Kolakowski distingue avec soin le marxisme, qui reste utile selon lui - fort probablement parmi d'autres philosophies - et le communisme. Non pas que le marxisme ne puisse être dévoyé (il cite Kolakowski sur le marxisme comme "outil qui permettait de maîtriser la totalité de l'histoire et de l'économie sans avoir à étudier ni l'une ni l'autre"), mais Judt pose que le marxisme, outre sa fonction explicative et son progressisme bénéficie du "sérieux moral de la conviction marxienne que la destinée de notre monde dans son ensemble est lié au sort de ses membres les plus démunis et les plus désavantagés" (la citation est de Seigel, un biographe de Marx, et ce qui est étonnant est qu'elle résumerait fort bien également ce que l'on peut retenir du critère de justice selon John Rawls - un social-démocrate bon teint. Mais c'est un autre sujet). Judt, à travers Kolakowski, rappelle que l'on ne peut cependant éluder le lien entre marxisme et communisme, le tenir pour contingent.
En parfait accord avec ses éloges de Harendt et Camus, penseurs sincères et justes au risque de l'incohérence, Judt conclut sur un avertissement : "Quant à ceux qui rêvent de repasser la bande marxiste, numériquement remastérisée et débarassée des exaspérantes rayures communistes, ils seraient bien avisés de se demander sans tarder ce qui, dans les "systèmes" de pensée qui embrassent tout, conduit inexorablement à des "systèmes" de pouvoir auxquels rien n'échappe".
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Jean-Paul II
Après ces discussions sur le marxisme, un article consacré à Jean-Paul II paraît bienvenu. Le prédécesseur de Benoît XVI y est dépeint assez finement ("Karol Wojtyla n'est pas un homme dont les vues bien arrêtées s'annulent ou ont tendance à s'équilibrer. Il est plutôt l'homme de multiples extrêmes").
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Edward Said
Le chapitre suivant est consacré à Edward Said, intellectuel palestinien de haute stature. Il était à la fois partisan de la non-violence - Judt le qualifie "d'humaniste", avec ce que cela implique d'un peu daté et décalé - et en même temps opposé à l'accord d'Oslo de 1993. Il estimait que les palestiniens n'ayant rien à défendre, ils ne devaient rien céder et ne devaient pas remettre à la fin du processus de négociations la question des colonies. L'actualité montre qu'il n'avait pas tort. Said en était venu à défendre l'idée d'un état unique et laïque accueillant juifs et palestiniens. Le futur lui donnera-t-il raison ?
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1940, la défaite de la France
C'est ensuite un livre sur la défaite française de 1940 qui est chroniqué, celui d'Ernst May (Strange victory: Hitler's conquest of France, étonnamment pas encore traduit en français). May, professeur d'histoire des relations internationales à Harvard, y expose une thèse assez contraire aux idées maintenant reçues : en 1940, la France devait gagner face à l'Allemagne et seules les erreurs de l'état-major peuvent expliquer la défaite. Judt ne souscrit pas à cette thèse - il renvoie au passage à l'Etrange défaite. Il conclut qu'une nation a l'armée qu'elle mérite, plus exactement que l'armée est une partie de la nation. Il n'est donc pas possible de considérer qu'une armée malade peut naître d'une société solide. Mais dans sa discussion point à point avec les thèses de May, Judt laisse toujours la place au doute, ouvre les débats et les conclut sur des faits. De quoi inviter le lecteur à se réintéresser à l'histoire d'une période charnière.
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Les lieux de mémoire
Un long article est consacré aux Lieux de mémoire, cette oeuvre imposante dirigée par Pierre Nora. J'ai extrait de ces pages quelques lignes pour un billet titré "l'histoire nationale". Judt souligne que l'ouvrage de Nora n'évoque aucun Napoléon, ni le premier, ni le troisième ; il constate aussi que Paris y est mieux traité que la province mais la campagne mieux que les villes. Il mêle à ses appréciations sur l'ouvrage - à propos duquel il est, dans l'ensemble, très élogieux - des opinions sur l'histoire et son rôle. Pour réenfoncer le clou, une de ses dernières phrases pourrait contribuer au débat actuel sur le projet de musée de l'histoire de France : "Apprendre à des enfants, comme nous le faisons à l'heure actuelle, à être critique par rapport aux versions officielles du passé n'a guère de sens dès lors qu'il n'y a plus de version officielle". (En réalité, il n'y a plus d'officiel parce qu'il n'y a plus d'office. Il n'y a plus qu'une police, une gestion de l'ordre public.)
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Tony Blair
Après ce chapitre désabusé sur une France embarrassée par son histoire, Judt le britannique s'attaque à Tony Blair, qualifié de "nain de jardin" (cf. la citation complète). Judt raille l'illusionnisme de la troisième voie blairiste, qui masque derrière la brilllance de Londres le désarroi du royaume ("En 2000, au nord-est de l'Angleterre, le PIB par tête représentait seulement 60% de ce qu'il était à Londres. Derrière la Grèce, le Portugal, l'Espagne rurale, l'Italie méridionale et les pays ex-communistes, la Grande-Bretagne est actuellement le principal bénéficiaire des fonds structurels de l'Union européenne, ce qui signifie que certaines zones comptent parmi les plus déshéritées de l'Union.") Avant même la faillite morale de Blair au moment de la guerre en Irak, Judt fustigeait le Blair fossoyeur non seulement des services publics britanniques mais de l'idée même de services publics.
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Signification de la Belgique
Suit un article assez profond, et qui reste probablement encore d'avant-garde, sur la Belgique. Pour Judt, la Belgique est l'état européen le plus moderne : totalement ouvert au monde, doté d'un gouvernement fédéral faible, gangrené par la corruption, provincialiste jusqu'au mesquin (je serais même tenté d'inverser la proposition, décrite par Judt, la Belgique est l'état moderne le plus européen). Judt conclut "Comme nous entrons dans le XXIème siècle, époque ô combien incertaine qui verra l'emploi, la sécurité et le noyau citoyen et culturel des nations exposé à des pressions sans précédent échappant, en dehors de toute régulation, au contrôle local, les meilleurs atouts seront sûrement du côté des pays dont les gouvernements peuvent offrir des garanties de protection, un sentiment de cohésion et un but commun compatibles avec la préservation des libertés civiles et politiques. Aussi la Belgique compte-t-elle, pour les Belges et au delà des Belges. Loin d'être un modèle, son cas pourrait bien servir d'avertissement : nous savons tous, à la fin du XXème siècle, qu'il peut y avoir trop d'Etat. Mais la Belgique peut aussi nous rappeler, fort utilement, qu'il peut y en avoir trop peu."
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La Roumanie
Après la Belgique, c'est la Roumanie qui est évoquée. Judt est assez peu élogieux sur ce pays que, contrairement à la Belgique, il n'a pas l'air d'apprécier. Il finit par considérer que l'Union européenne a fait preuve d'une grande générosité en intégrant ce membre, perdu entre un rêve de France et une réalité âpre. Il rappelle au passage que lorsque Ceaucescu voulut comprimer la consommation des roumains pour rembourser la dette extérieure, il reçut les félicitations du FMI - une habitude décidément.
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Israël
Deux articles sur Israël ravivent l'attention. Le premier commente un livre sur la guerre de 1967. C'est déjà l'occasion d'apprendre quelques détails sur cette courte guerre qui vit Israël triompher d'une coalition de ses voisins arabes. Judt date de cette victoire un tournant dans la signification d'Israël. A partir de 1967, le romantisme de gauche voit s'affaiblir la sympathie qu'il avait pour les pionniers travaillistes d'Israël. A partir de 1967, les Etats-Unis se rapprochent d'israël, qui passe dans le camp des vainqueurs, au moment où la gauche dite par Judt "nouvelle", soutient des causes minoritaires comme les irlandais de l'Ulster, les nationalistes basques ou bretons - tous révoltés contre des Etats bien assis. Par ailleurs, en occupant Jérusalem avec une apparence de facilité, Israël a sombré dans une complaisance dont il souffre encore : la raison devrait conduire au retrait des territoires occupés, mais la facilité conduit à les conserver. Judt rappelle qu'après 1967, Ben Gourion avait conseillé à ses compatriotes de quitter les terres conquises lors de ces six jours. Dans son deuxième article, Judt souligne brillamment, en un court passage, les contradictions d'Israël, pays qui peine à se définir car on y tient successivement pour vrai chacun des termes opposés : "nous sommes très forts / nous sommes très vulnérables" ; "nous contrôlons notre destin/nous sommes les victimes" ; "nous sommes un Etat normal / nous demandons un traitement spécial".
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Whittaker Chambers
Les Etats-Unis occupent plusieurs articles suivants. Un premier article, court, revient sur l'affaire Whittaker Chambers / Alger Hiss. Il a l'intérêt de rappeler comment, à partir d'un cas réel d'espionnage par les russes, l'émergence du maccarthysme a pu être facilitée - même s'il rappelle, ailleurs, qu'en Grande-Bretagne, la trahison autrement plus spectaculaire de Kim Philby n'eut pas le même effet. En opposant Alger Hiss, fonctionnaire américain travaillant pour les russes, à Whittaker Chambers, l'un de ses accusateurs, communiste repenti, Judt dresse des portraits psychologiques extrêmement fins d'hommes brillants, attirés, dans les années 30, par le communisme.
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La crise des missiles de Cuba
A partir d'un livre consacré à cet épisode, Judt relate la tension extrême de ces moments, et le jeu complexe entre américains et russes. Il apporte d'ailleurs autant d'attention au jeu non moins complexe entre américains eux-mêmes. Les militaires américains - sauf le chef d'Etat-major - sont favorables à une invasion de Cuba. Ils méprisent d'ailleurs Kennedy. Les diplomates sont moins belliqueux et se soucient plus du risque de disproportion entre les moyens et les fins : pourquoi envahir Cuba alors qu'un blocus a des chances de succès ? Judt souligne que les russes ont sous-estimé la symbolique de leur geste. Ils ont cru qu'ils pourraient mettre des missiles à Cuba sans réaliser l'ampleur de la réaction américaine. Un tel article invite à mieux accepter l'idée qu'en temps de crise, comme en Egypte actuellement, des décisions à la portée historique se prennent sur un coup de dés, l'humeur du moment ou l'éloquence du conseiller qui passait par là. On apprend également que Kennedy était décidé, si les russes n'avaient pas plié, à leur offrir de retirer leurs missiles en échange d'un retrait des missiles américains de Turquie (de toute façon obsolètes). Il restait donc encore un espace de négociations. On apprend aussi, en sens inverse, que les américains sous-estimaient le nombre de missiles déjà en place à Cuba, et que eussent-ils connu le nombre exact et l'avancée des travaux, une invasion immédiate eût été plus probable... De quoi convaincre le lecteur qu'en période de tensions, tout peut arriver. Dernier point, Judt est finalement fort élogieux pour Kennedy (John, beaucoup moins pour Robert), crédité de cohérence et de sang-froid, et d'une grande capacité à rejeter les avis "d'experts".
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Henry Kissinger et les USA dans la guerre froide
Un très bon chapitre sur Kissinger conclut à l'inefficacité des politiques "réalistes" en matière de relations internationales. Le réalisme consiste à prendre des positions sur tous les évènements, même mineurs, en fonction d'une vision que l'on a de la vérité du monde. Que la lutte contre l'URSS s'impose comme axe central, et tout ce qui ne s'y rapporte pas n'aura pas de valeur. Pour Judt, il est plus important de se tenir à des principes, en matière internationale, que l'on défend également chez soi, que de tout subordonner à un but pas toujours pertinent - on peut remplacer URSS par Al Quaida, ça fonctionne aussi. On vient, en Egypte, de voir cette logique à l'oeuvre. Obama, pas "réaliste" pour le coup, a plutôt mis en avant des valeurs démocratiques, sans s'arrêter au jugement des réalistes qui estimaient qu'un Moubarak faisait l'affaire pour lutter contre le "terrorisme islamiste". Pour Judt, cette stratégie d'obéissance à des principes est plus payante à terme. Le réalisme qui s'attache à un seul projet global conduit à négliger des thèmes périphériques qui deviennent majeurs. Dans un autre chapitre, Judt rappelle que ce sont les Etats-Unis qui ont créé l'hostilité iranienne à leur égard, en renversant Mossadegh en 1953...
Je n'hésite pas pour ma part à mettre dans le sac des kissingériens, des réalistes sans conscience, les partisans de l'Union européenne. Pour eux toute "avancée" est bonne à prendre à partir du moment où un pouvoir européen est renforcé - ledit pouvoir fusse-t-il conquis contre les principes et exercé sans contrôle. Pas complètement hors-sujet, puisque Judt rappelle qu'en 1973, Kissinger annonça dans un discours une "année européenne" sans qu'aucun dirigeant européen n'ait été préalablement prévenu... L'Union a toujours été une chose américaine.
Le chapitre suivant éreinte un livre de John Gaddis, consacré à établir combien la politique américaine a été bonne tout au long de la guerre froide. Judt ne craint pas de frapper fort contre une Amérique trop satisfaite.
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Où est la gauche libérale ?
La réussite des néoconservateurs provient de l'absence d'opposition sérieuse. Judt se demande où sont passés les "libéraux" au sens américain du terme, c'est à dire le camp progressiste. En partie, ils jouent les "idiots utiles" des néoconservateurs, en se ralliant à la nouvelle lutte contre l'islamisme. Sous ce terme, Judt regroupe nommément Vaclac Havel, André Glucksman et Adam Michnik. Il explique la faiblesse des raisonnements de ces libéraux qui ont abjuré leur progressisme par l'habitude d'une pensée binaire, acquise avec l'anticommunisme : "le choix de souscrire à l'universalisme abstrait des "droits" - et d'adopter en leur nom des postures éthiques intransigeantes contre les régimes maléfiques - peut conduire très facilement à l'habitude de considérer absolument tous les choix politiques en termes moraux binaires." Conclusion : "Dans l'Amérique d'aujourd'hui, les néoconservateurs produisent une politique bestiale que les libéraux recouvrent d'une feuille de vigne éthique. Il n'y a vraiment pas d'autre différence entre eux." Il n'y a pas qu'en Amérique non plus...
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Europe / Etats-Unis
Dans les deux derniers chapitres, Judt traite successivement de la comparaison Etats-Unis / Europe, donnant la prime à un système européen qu'il juge supérieur, puis, il souligne, de façon plus sombre, les dangers qui planent sur le vieux continent. L'un de ces dangers consiste à se laisser entraîner dans la guerre mondiale contre le terrorisme menée par Bush (et continuée, sur le mode mineur, par Obama) : "La stratégie américaine de confrontation mondiale avec l'islam n'est pas une éventualité pour l'Europe. C'est une catastrophe." Pour Judt, les Etats-Unis sont un repoussoir bien plus qu'un modèle : "Avec une religiosité largement répandue, la place de Dieu dans ses affaires publiques, ses soupçons devant les différences d'opinion, sa peur des influences étrangères, sa méconnaissance des pays autres que le sien et sa croyance dans la force militaire quand elle traite avec eux, l'Amérique a effectivement beaucoup en commun avec d'autres pays : aucun d'entre eux ne se trouve cependant en Europe". Ces deux textes sont de 1997 et 2002. L'Union européenne n'a pas encore écrasé la volonté de ses peuples avec le traité de Lisbonne. Judt y voit encore un modèle original, pas la construction d'une bureaucratie tyrannique : "L'Union européenne n'est pas seulement un projet intéressant de gouvernance interétatique sans les inconvénients de la souveraineté supranationale..." Il commence cependant à voir poindre les risques de dérive apparus plus nettement encore par la suite : "C'est parce que la liberté de circulation du capital menace l'autorité souveraine des Etats démocratiques que nous avons besoin de les renforcer, et non pas de les livrer au chant des sirènes des marchés internationaux, de la société mondiale ou des communautés transnationales. C'est ce que bien des gens reprochent au projet européen, et confier le pouvoir politiques aux forces du marché mondial serait une erreur". Je suis certain qu'avec, entre autres, le dépeçage de la Grèce, Judt aurait évolué vers un rejet net de l'Union européenne - lui pour qui la notion de souveraineté démocratique n'est pas un gros mot, mais bien une condition de l'action politique. Son dernier article constitue un plaidoyer pour que la politique maîtrise le jeu des marchés, au profit des exclus. Il avertit très clairement - en 1997 - que faute de capacité à redonner vigueur à des politiques de redistribution, les sociétés européennes s'exposeront au retour de l'extrême-droite. Nous y sommes.
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Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce recueil de textes de Tony Judt. Il y manque notamment son article controversé dans lequel il plaide pour un état unique englobant juifs et arabes en Palestine (qui lui valut d'être, comme Stéphane Hessel, interdit de conférence). Je ne peux cependant que conseiller la lecture de ces 600 pages. On peut ne pas suivre Judt dans tous ses avis, raisonnements et opinions. Il reste qu'il démontre une subtilité dans ses arguments, une rigueur dans l'exposé des faits et une capacité à reconnaître les points forts de l'argumentation de ses adversaires qui en font un maître. En cherchant à se placer sous la tutelle de Aron et Camus, il a sans doute réussi à se hisser à leur hauteur, ou pas bien loin - certains pourront même penser au-dessus pour Aron. De quoi regretter que la maladie de Charcot l'ait emporté prématurément.
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On peut lire une jolie recension de ce livre par Eric Aeschimann, dans Libération.