Nagier : n’a pas le sens de « nager » comme on pourrait le croire naïvement. En effet, jusqu’au XVIe siècle ce verbe, qui vient du latin « navigare »signifiait « aller en bateau ».
Il nagierent tant qu’il ariverent desox le cite de Cartage, et quand Nicolete vit les murs del castel et le païs, ele se reconut, qu’ele y avoit esté norie et pree petis enfes ,mais ele ne fu mie si petis enfes que ne seust bien qu’ele avoit este fille au roi de Cartage et qu’ele avoit este norie en le cite. (« Aucassin et Nicolette, ch XXXVI »)
Ceci dit, je ne suis pas trop d’accord avec cette date du XVIe siècle que donne Dufournet car en cherchant chez Montaigne, je retrouve bien notre sens actuel de nager :
Il avoyt cette mesme opinion que la science de nager estoit tresutile à la guerre et en tira plusieurs commoditez : s’il avoyt à faire diligence, il franchissoit ordinairement à la nage les rivières qu’il rencontroit. (Livre II, chapitre XXXIV)
Le Robert historique, quant à lui, donne la date du XIIe pour la première apparition du sens moderne. Nager se met alors à concurrencer « noer » (nager) qui s’emploie, lui, effectivement jusqu’au XVIe siècle. Ce « noer » était issu du latin « notare », lui-même provenant du latin classique « natare » (cf. « natation » aujourd’hui). La proximité formelle avec « noyer » explique sans doute la disparition de ce verbe « noer » au profit de « nager ». Mais il y avait aussi une collision homonymique avec un autre verbe « noer », qui lui signifiait « nouer, faire un noeud » « Noer » ne pouvait donc survivre et « nagier » s’est imposé.
Mais du coup, cette nouvelle signification de nagier (se déplacer dans l’eau sans couler) a rendu difficile son emploi dans le sens premier (naviguer, voyager sur la mer). Pour ce faire, on a donc recréé un mot à partir de « navigare » et c’est notre « naviguer » (écrit « naviger » dans un premier temps).
Notons que « nager » au sens de naviguer demeure dans l’expression « nager entre deux eaux » qui signifiait en fait « refuser de s’engager ».
Notons aussi que Nagier (naviguer) a pu prendre, assez logiquement, le sens de « ramer », ce que l’on retrouve aujourd’hui dans l’expression « nager sec ».
Ce qui est sûr (et la Dufournet et el Robert historique tombent d’accord), c’est qu’au XVIe, en effet, « nager » s’est définitivement imposé définitivement dans son sens actuel. Petit à, petit, des expressions vont en élargir le sens, comme « nager dans son sang » (XVIIe) ou « nager dans un vêtement » (XVIIIe).
Travailler : ce verbe avait le sens de « torturer, tourmenter », sens qu’il a conservé jusqu’au XVIe siècle. Il a alors remplacé « ouvrer », que nous avons encore dans des expressions comme « du fer ouvré », « un jour ouvrable » (jour où l’on travaille) et bien entendu dans notre substantif « ouvrier ». Le vieux verbe « ouvrer » venait lui du latin « operare » qui avait donné dans un premier temps « obrer » après la chute de la voyelle avant de devenir « ovrer » (cf. œuvre, œuvrer, etc.), puis ouvrer. Mais une confusion était possible avec le verbe « ouvrir » et c’est pour cela qu’il a été remplacé par «travailler ».
Remarquons qu’une composition savante, à partir du latin « operare », a donné « opérer ».
Mais revenons à notre verbe « travailler. Il provient du latin populaire « tripaliare » autrement dit torturer avec un trepalium (instrument qui servait à ferrer les bœufs). L’idée était bien celle de souffrance infligée et on l’employait pour parler des condamnés qu’on torturait mais aussi pour les douleurs ressenties par une femme qui accouche (dont on dit aujourd’hui qu’elle est en plein travail). Mais dès l’ancien français le verbe travailler a pris la signification d’une transformation acquise par un effort. En moyen français, l’idée de transformation efficace l’emporte sur celle de fatigue ou de peine et petit à petit le sens actuel s’impose (accomplir une action, réaliser quelque chose pour gagner sa vie).
Ce qu’il y a de remarquable, dans tous les exemples que nous avons vus dans cette rubrique, c’est cette disparition des verbes qui possédaient une forme trop proche de verbes ayant un sens complètement différent. Petit à petit, la langue s’est adaptée en éliminant les « doublons » et les formes trop rapprochées qui prêtaient à confusion. Personnellement, j’en retiens la leçon suivante : la langue que nous connaissons aujourd’hui et qui, depuis le XVIIe siècle est bien équilibrée, n’a pas toujours été ainsi. Il est des époques beaucoup plus troubles. Certains auteurs hésitent sur les termes à employer et ils le disent parfois. La clarté et la précision que nous connaissons aujourd’hui signifie que la langue a atteint un équilibre. Mais tout équilibre est précaire et provisoire. L’ancien français avait mis du temps pour passer des déclinaisons latines au système à deux cas puis finalement au système prépositionnel. Cet équilibre était à peine atteint que l’évolution rapide de la langue orale a débouché sur le moyen français, lequel s’est encore transformé jusqu’à notre français d’aujourd’hui. Respectons donc notre langue, ne la maltraitons pas. Les périodes d’équilibre sont souvent le fruit de plusieurs siècles d’effort.