A toi Henri cette marche que tu n’as sans doute pas loupé, te connaissant !
Décembre 1992 dans la revue de l’UNESCO la découverte d’un poète !
Les îles en majesté: Derek Walcott par Edouard J. Maunick
Un soir d’été de 1962 à Castries, la capitale de l’île de Sainte-Lucie, je me suis rendu à la représentation d’une pièce de théâtre: The Malfinis. A la sortie, j’ai tenu à rencontrer l’auteur, Roderick Walcott, pour lui dire combien j’avais apprécié son œuvre. Bien que sensible à mes compliments, il m’a confié, en souriant, que son talent n’était en rien comparable à celui de son frère jumeau Derek.
Ma curiosité piquée à vif, je n’ai eu de cesse de trouver Derek Walcott. Il ne vivait pas à Sainte-Lucie mais à Trinidad et, en attendant de le voir en personne, j’ai acheté le seul livre de lui, disponible sur place: In a Green Night (1962), des poèmes d’une écriture rare. J’étais en présence d’un tailleur de mots à l’usage d’un montreur d’îles: la sienne en communauté avec les autres des Caraïbes; mais au-delà, consubstantielle à l’univers, sans pour autant nier, ni négliger, ni taire aucune de ses spécificités. Un chant profond, dans le cri comme dans les silences. Un chant que j’ai retrouvé, plus tard, dans d’autres recueils de Derek Walcott:
The Castaway and Other Poems (1965), Sea Grapes (1976), TheFortunate Traveller (1982), The Arkansas Testament (1987) pour lequel j’ai un faible particulier, faute de pouvoir les citer tous.
J’ai fini par lier connaissance, en personne, avec Derek Walcott, en 1964 à Berlin, lors d’une Rencontre entre poètes et écrivains du Monde Noir et ceux de l’Occident. Derek Walcott et moi, ce fut comme si l’on se connaissait depuis toujours. Aucune cérémonie, aucune digression savantasse: une chaude et simple poignée de main, un dîner à la bière et une longue promenade dans les rues de Berlin, où nous n’avons pas voulu chercher les stigmates d’un passé de nuits et brouillards. Seuls nous importaient nos soleils intérieurs que notre poésie rêve d’étaler sur la place universelle. Nous avons parlé anglais, un tout petit peu français et souvent créole. Curieusement, celui de Sainte-Lucie est proche, même très proche de celui de l’Ile Maurice. En bref, nous fûmes complices…
Aujourd’hui qu’il est couronné par le prix Nobel de littérature, je suis heureux pour lui et pour la poésie. Je le suis également pour les îles. En honorant Derek Walcott, sans rien rogner du génie de cet immense poète, le jury lui donne raison d’avoir navigué à sa seule boussole, contre vents et marées, menant sa Sainte-Lucie natale, et avec elle les îles de toutes les mers, à bon port.
Il va sans dire que l’œuvre d’un poète, hissée à de tels sommets de la reconnaissance internationale, va susciter grand intérêt. Tant mieux! Mais il ne demeure pas moins regrettable qu’il faille attendre l’événement pour que la parole d’un poète soit écoutée et entendue. J’ignore combien et comment a été traduite la poésie de Derek Walcott. Toujours est-il qu’en France, par exemple, l’unique publication date du mois d’octobre. Il s’agit d’un recueil intitulé Le royaume du fruit-étoile {The Star-Apple Kingdom, 1979), traduit par Claire Malroux aux éditions Circé, à Strasbourg.
Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir signalé, depuis de longues années déjà je pense aux traductions parues dans la revue Présence Africaine l’existence et la dimension d’une oeuvre importante, par ailleurs hautement récompensée en Angleterre, à quelques encablures de Paris.
En revanche, on ne cesse de nous seriner que la poésie ne se lit plus, faute d’avouer que la poésie ne se publie que peu. Editeurs et lecteurs sans tout à fait absoudre les poètes eux-mêmes ne se rendent pas compte que bannir la poésie, c’est condamner la forme la plus accomplie de la prière, qu’elle soit d’un croyant ou prix Nobel de littérature 1992 d’un païen. Ce coup de gueule, j’en prends l’entière responsabilité. Les best-sellers ont aboli le miracle, les lectures à L’eau de rose soporifisent par la facilité, font prendre des trémolos pour des tressaillements. Et des pseudo-poètes, pirates sur terre ferme, nous parlent d’abordages et de coups de tabac, nous infligent logomachie après logorrhée, quand ils ne s’érigent pas papes d’églises fantômes, au nom de congrégations dont ils sont membre unique. Assez de scandale! Qu’on laisse au chant l’ampleur du chant, aux mots la magie de dire. La poésie n’est pas un luxe, encore moins un dessert: elle est une nécessité, elle est la nourriture même.
Lorsque Derek Walcott écrit (je traduis au hasard de son recueil The Fortunate Traveller):
La lune brille comme un bouton égaré;
l’eau noire pue sous l’éclairage au sodium
du quai. La nuit s’allume aussi sûrement
qu’au commutateur, les assiettes s’entrechoquent
derrière les fenêtres éclairées,
je longe les murs où passent des ombres éparses
qui ne parlent pas. Parfois, sur des seuils étroits
des vieux jouent aux mêmes jeux tranquilles
cartes, dés, dominos. Je leur donne des noms.
La nuit est compagnonable, le jour aussi violent
que l’avenir de l’homme n’importe où. Je comprends
l’amour aveugle de Borges pour Buenos Aires,
comment un homme peut sentir les veines d’une cité
gonfler dans sa main.
il ne se raconte pas seulement: il nous raconte aussi. Il nous souffle la belle tentation de regarder autour de nous pour voir, pour sentir, pour vivre l’instant comme un morceau d’éternité. Il nous convoque à notre propre assemblée, d’où que nous soyons.
Et souvent, il nous suggère, à chacun, la possibilité de notre odyssée personnelle. Une fois encore je le traduis:
Au bout de cette phrase, viendra la pluie.
Au ras de la pluie, une voile.
Lentement, la voile perdra de vue les îles;
dans une bruine s’évanouira l’espoir d’une rade
d’une race entière.
La guerre de dix ans est finie.
La chevelure d’Hélène, un nuage gris.
Troie, un blanc cendrier
au bord de la mer sous la bruine.
La bruine se tend comme les cordes d’une harpe.
Un homme, des nuages dans les yeux, recueille la pluie
et arrache la première page de l’Odyssée.
Fragmen: de «Port of Spain», poème extrait de The Fortunate Traveller, Faber & Faber © 1 982, par Derek Walcott.
«Archipelagoes», poème tiré de l’ouvrage déjà cité. EDOUARD J. MAUNICK, poète et écrivain mauricien, est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages dont Ensoleillé v/f(prix Apollinaire 1976), Anthologies personnelles (Actes Sud, Paris, 1984) et Paroles pour solder la mer (Gallimard, Paris 1989).