La programmation Satellite du Jeu de Paume Concorde avait commencé par un parasitage de l’exposition Steichen par UltraLab qui m’avait semblé trop intrusif. Avec Denis Savary(jusqu’au 30 Mars) la jeune commissaire Fabienne Fulchéri a trouvé la bonne mesure, ni trop près, ni trop loin. Quelques vidéos et dessins de l’artiste occupent les espaces d’entrée et de circulation, mais sa présence se révèle vraiment en descendant, où l’espace a été chamboulé, ouvert, aéré.
Ayant vu une pièce de lui à la Fondation Ricard, que j’avais trouvée peu intéressante, mais n’ayant pas eu l’occasion de voir son travail chez Xippas, ni à Lausanne, j’ai été impressionné par la manière dont il affirme ici ses liens avec l’histoire de l’art, de manière à la fois irrévérencieuse et grave.
Nous avions pu voir au Grand Palais lors de l’exposition Vienne 1900 un tableau de Kokoschka (image depuis retirée pour cause d’ADAGP), titré ‘Alma Mahler‘ et représentant non pas sa maîtresse, la femme aux quatre génies, mais la poupée grandeur nature que, après leur rupture, il avait fait réaliser par une couturière, Hermine Moos, à l’image de son amour envolé. Cette poupée devait lui permettre de “satisfaire des pulsions devenues inassouvissables”, être un “anesthésiant contre la douleur persistante provoquée par cette rupture non acceptée”. Et, une fois la poupée réalisée selon ses désirs, il ne la cacha pas, montrant volontiers à ses visiteurs cet objet de simulacre provocateur, d’obscénité intime, l’habillant avec soin, l’asseyant sur le canapé à ses côtés et l’emmenant avec lui dans sa calèche. Denis Savary a déniché les lettres de Kokoschka à Mademoiselle Moos, où il exprime son insatisfaction face aux premiers essais de la couturière (je suis en train de les lire avec délectation). Et, se basant sur la description très négative que fait Kokoschka de la première ébauche réalisée par la couturière, il a construit cette horreur absolue, mi guenon, mi femme, pelucheuse et difforme. Ce serait simplement un bon canular si ça ne venait pas titiller des pulsions assez étranges, à la fois une répulsion / fascination face à Kokoschka, une pitié devant son amour fou, irrémédiable, avilissant, et, en dépit de tout, une admiration devant son génie créatif sublimant ces petites misères.
A côté, une autre forme de réappropration artistique comprend une dizaine de xylographies de Félix Vallotton, que celui-ci, un jour décida de détruire, non pas en brisant les matrices de bois, mais en y découpant soigneusement un rectangle autour de la tête de femme qui se trouvait dans chacune de ces compositions; cette femme se nomme Misia, elle fut la compagne de Thadée Natanson, de la Revue Blanche. Avec ces rectangles, Vallotton composa une nouvelle gravure composite, accumulation polycéphale de fragments. Denis Savary, lui, prend le rebut, le déchet, ce qui restait du bois après ce découpage, l’oeuvre en creux, l’envers : chacune des gravures a un manque, un rectangle vide, comme un écran vers ailleurs, une éradication de la femme, de son visage au moins (ci-contre L’Irréparable, Intimité X). Là aussi, on sourit d’abord, avant de s’interroger sur cette exclusion, cette excision, ce rituel inquiétant de Vallotton, et cette cure d’anti-assembalge que réalise Savary.
Enfin, si l’on descend encore, dans un espace ouvert où le sol est jonché de cercles en cotillons de papier, fragiles et multicolores, une vidéo nous montre un plongeur oisif, prénommé Claude, dans une eau aux reflets chatoyants. Est-ce une coïncidence, ou y suis-je le seul à voir un écho de nymphéas ?
Photos courtoisie du Jeu de Paume.