Collages étranges, blanc dans l’image

Publié le 12 février 2011 par Marc Lenot

L’ennui avec les artistes trop ‘systématisants‘, trop conceptuels, c’est que, quand l’étincelle de génie fait défaut, ça tourne vite au procédé : une idée brillante, une approche innovante, décapante même, survivent difficilement à une répétition monotone, ennuyeuse, sans surprise. C’est ce que je pensais pendant les trois quarts de l’exposition des photographies de John Stezaker à Whitechapel (jusqu’au 18 mars; aussi à Vuitton Londres, mais je n’y suis pas allé). Ce photographe anglais, fasciné par les images, leur composition, leur articulation, a réalisé de très nombreux collages qui dégagent une étrangeté dérangeante, qu’il s’agisse d’un visage décomposé, dédoublé, bégayant (’Love XI’, 2006, ci-dessus), ou bien d’un être hybride, composite, bisexué (’Mariage (Film Portrait Collage) XXXII’, 2007, à droite), ou encore de l’inclusion d’un paysage de carte postale en lieu et place d’éléments du visage dont il épouse plus ou moins les traits, ouvrant l’espace privé vers l’extérieur (‘Pair IV’, 2007, à gauche). On se croirait à l’époque surréaliste, rien de très nouveau (rappelez-vous la Marquise Casati, par exemple).

De même cette série (’A') de femmes sans tête, aux jambes écartées avec une barre transversale (horizon, plinthe ou bas d’un manteau) est un peu trop simpliste pour vraiment séduire. La découpe avec redoublement de l’image, comme ce lit (dont j’ignore le titre) est déjà formellement plus intéressante, et plus mystérieuse. C’est bien fait, c’est ingénieux, ça s’inscrit dans la lignée des collages surréalistes, mais, à en voir des dizaines aux murs, on a le sentiment d’être devant le travail d’un bon illustrateur malin et appliqué, plutôt que devant une oeuvre artistique de tout premier plan.

Deux séries viennent néanmoins corriger cette impression : dans les minuscules photographies de The Third Person Archive, Stezaker découpe dans des photos trouvées des personnages, des hommes dans la rue vus en plongée, qu’il aligne comme pour constituer une narration, un parcours, une histoire de flâneurs, une mise au premier plan de figurants. Cette découpe dans la photographie, elle-même découpe du monde réel, est déjà plus attirante (image dans le lien ci-dessus, trop petite pour être reproduite ici).

La série la plus intéressante, et de loin, même si elle aussi tourne parfois à la recette de cuisine, est ‘Tabula Rasa’ : Stezaker insère dans des scènes de films, plus ou moins connus, un rectangle blanc, ou plutôt un parallélépipède, un rectangle vu de biais, qui fait partie du monde tridimensionnel de la scène, du monde réel, et non du plan bidimensionnel de l’image. Ce vide, cette absence cache les protagonistes, nous interroge sur le sens caché de cette scène, nous fait replonger dans notre faiblarde mémoire cinématographique (de quel film s’agit-il ? de quelle scène ? de quels acteurs ? que se passe-t-il ? que nous cache-t-on ?) (’Tabula Rasa XV’, ci-dessus). Ou bien y a-t-il vraiment quelque chose de caché ? Ce moine en Ray-Ban sur une terrasse au bord d’un lac (Aiguebelle ?) est-il confronté au démon ? à une scène étrange ? ou bien, le rectangle blanc (droit, ici) ne cache-t-il que le paysage du lac, n’est-il qu’un instrument pour rêver, pour sortir de l’image, sans autre mystère ? (’Tabula Rasa II’, 1983; ma photographie préférée de toute l’exposition). Si quelqu’un reconnaît les films…

Quelques autres liens sur John Stezaker, en plus de ceux indiqués dans le texte : Skye Sherwin et Brian Dillon dans The Guardian; Dan Kindner dans Frieze;  une interview (payante) par Andrew Wartsat; un article (payant) par Michael Newman.

Photos 1, 2 & 3 courtoisie de Whitechapel Gallery. Toutes photos ©John Stezaker.