Battre le fer tant qu’il est encore chaud. Telle est la devise, lorsque, martel en tête, on se sent animé d’une irréfrénable volonté de retranscrire, sans recul, ni fadaises, le cheminement d’impressions vivaces et contradictoires. Certains ajouteraient un couplet sur le filtre éthyle d’une mémoire rendue sélective, mais faisons fi et posons le principe. Si, pour l’édition 2010 du Festival Mo’Fo’, Aki, Vv et moi-même nous étions mis à six mains pour couvrir l’ensemble de la programmation du festival (lire), là, je suis seul et bien seul à tenir la plume, avec les aléas liés à l’absence de don d’ubiquité, quand bien même nous aurions attendu d’avoir bouclé toutes les interviews vidéos et autres captations live pour publier ladite rétrospective. Autres temps, autre équipe - Marie-Eva, Patrice et moi-même, ce qui suit précède un contenu vidéo qui accompagnera au fil de l’eau l’actualité des artistes programmés - car actualités ils ont - en plus de quelques idées que l’on mature patiemment dans nos caboches enhardies (un papier sur Born Bad, un autre sur Talitres). Les mots précèdent l’image, mes réminiscences comme seules et uniques dépositaires de notre intégrité journalistique, voilà c’est dit, les portes d’un Mo’Fo’ s’ouvrent à vous pour de bon. Pour le pire et surtout pour le meilleur, entre esprit résolument indé - “Il y a de nombreuses manières d’écrire l’histoire. Le sensationnalisme n’en est pas une” lit-on en épigraphe Dylanienne de l’édito - et programmation savamment articulée autour de têtes d’affiches conciliant mythe, sélectivité et popularité puisque durant ces trois jours, voyant se succéder The Vaselines, Heavy Trash, Herman Düne, Cheveu, Etienne Jaumet, Arch Woodman ou Antilles, la billetterie affiche un sold-out sans appel. L’anti-folk, comme on dit, a de beaux jours devant lui.
17h30, vendredi 28 janvier. Saint-Ouen, Garibaldi. J’escalade trois par trois les marches du métro, je dévale les jambes au cou l’interminable rue des Rosiers. Langue pendante, 17h40, Mains-d’Œuvres. Je m’imagine déjà décrivant l’ineffable excitation qui entoure chaque entame de festival - les exposants des puces rock’n'co s’affairent et déballent leurs bacs à vinyles et leurs cartons débordant de fripes, l’équipe technique court à droite, à gauche, en haut, en bas, les musiciens comptent leurs tickets-boisson en déambulant nonchalamment le long des multiples coins et recoins qu’offre la bâtisse… - quand l’évidence des circonstances me rappelle à mes triviales obligations : j’ai deux plombes de retard, Marie-Eva m’attend au dernier étage, caméra au poing, prête à mettre en boîte l’interview du trio français Cheveu, quand mes questions griffonnées à l’emporte-pièce dans le métro restent désespérément introuvables. La pression monte… pour retomber aussitôt, telle une baudruche mollement éventrée. Salle Star Treck, point de contact avec le groupe, là où les sièges et les couleurs - à dominantes orange et marron - font coïncider années quatre-vingt et projections vidéo. Seuls. Les minutes défilent sans que l’on sache très bien s’il faut s’en inquiéter. Une heure plus tard, l’appel du godet extirpe nos minois de l’ornière. Quelques tergiversations et acrobaties non contrôlées dans l’escalier plus loin, nous croisons Blandine, responsable com’ du festival, qui, ni une ni deux, missionne Jiess, programmateur du festival, aux basques des trois garçons coiffeurs. Coûte que coûte, l’entrevue se fera : Jiess - relayant l’avis de recherche par talkie-walkie - nous entraîne avec lui dans le dédale bétonné de Mains d’Œuvres, passant le bâtiment au peigne fin. Méthode gagnante, évidemment. Le temps s’octroie une pause non négligeable dans la turne que squatte le groupe pour reprendre son cours normal dans les travées d’un Mo’Forum, nettement plus fourni que l’année précédente, où l’on navigue à vue entre les stands de Clapping Music, Prohibited Records, Effervescence, Tigersushi, Le Son du Maquis ou encore celui des Boutiques Sonores proposant cette année encore une série de showcases à la hauteur de l’événement (Thos Henley, Hushpuppies, Pokett et surtout La Feline). Là commence le calvaire de celui qui ne peut jamais être partout en étant souvent nulle part, car tour à tour, les scènes Mo’ et Fo’ s’électrisent, dans un ballet désormais sans temps mort. L’heure à laquelle Pat nous rejoint est donc la bonne.
Bien sûr, il ne fallait pas trop fantasmer sur notre prétendue assiduité maladive : les groupes ouvrant les hostilités sont habitués à se confronter aux premières ruées massives vers le bar. Celui VIP fait figure d’exception : personne pour chamailler le taulier. Alors non et trois fois non, que dire sinon “et merde, il est déjà 21h passée…”, à propos de la folk minimaliste du Marseillais d’Oh! Tiger Mountain, accompagné de Kid Francescoli aux percussions, de celle mélancolique de The Fishermen Three ou du psyché-rock expérimental des cosmopolites de Yaya Tova où l’on retrouve Ludwig Dahlberg d’International Noise Conspiracy et David-Ivar Herman Düne. Remarque, ce dernier, on aura largement le temps de l’éprouver lors d’une soirée dominicale où le groupe - sans lequel le festival n’existerait pas - fait office d’épouvantail à carte blanche. L’histoire se corse lorsque, dans la foulée, je tente de me rattraper avec le quatuor parisien Eldia - qui pourra longtemps se targuer d’avoir fait la première partie de Spoon à l’Élysée Montmartre. Car si l’espoir fait vivre, l’originalité est elle gage de réussite. Dans le maelström pop-rock-shoegaze proposé par la bande, rien n’est à sauver sinon l’attrait qu’il provoque pour un espace fumeur susceptible de raviver un encéphalogramme chatouillant dangereusement le néant. Là, les rencontres de tout type vont bon train, n’est-ce pas Archy ? On m’assure qu’un groupe marquera de son empreinte 2011 - Botibol dont le premier album, Born From a Shore, sort le 28 février prochain - lorsque qu’un vide certain se crée tout autour de nous : les Crâne Angels montent sur scène et visiblement la petite troupe bordelaise s’en grillait quelques-unes. A treize sur scène, forcément, on a l’impression que le groupe se marche sur les pieds tout autant qu’un public désormais au complet. Chorales pop au même titre que les Rémois de Bewitched Hands, les Crâne Angels galvanisent une assistance largement conquise par cette bouffée d’opiacée, à situer quelque part entre les Beach Boys et la fratrie canadienne du label Constellation. Voilà, le Mo’Fo’ 2011 est bel et bien lancé.
Cheveu profite de l’aubaine pour demander à l’auditoire un brin de compassion puisqu’il s’agit de leur premier concert accompagné de leur orchestre sampler symphonique. Faire venir Maya Dunietz et l’orchestre de Tel-Aviv - avec qui le trio a concocté quatre des morceaux de 1000, leur second album paru via Born Bad - n’est pas encore dans leurs cordes. N’empêche, l’énergie brute dégagée par Olivier Demeaux (au chant et aux arrangements) et Etienne Nicolas (guitare) saisit directement aux tripes, et ce dès l’introductif Charlie Sheen. Malgré une sonorisation happant littéralement l’intensité du jeu de batterie de David Lemoîne et une setlist faisant la part belle à 1000 sortant le jour même - Quattro Stagioni, No Birds, Ice Ice Baby, Like a Dear In the Headlights ou Sensual Drug Abuse - le public se libère et conjugue ses premières sudations aux envolées garage du groupe. Loin des décalcomanies lo-fi actuelles, leur son étant leur son, les Cheveu perpétuent une présence physique frôlant l’indicible catatonie. On en ressort époustouflé, éreinté. Pas le temps de pavoiser cependant, Jon Spencer et Matt Verta-Ray entament avec Heavy Trash leur marathon rockabilly sur la scène adjacente. Et si le second à l’air un peu moins frais que le premier, c’est surtout que Jon Spencer sera toujours Jon Spencer et que, jusqu’au précipice de son caveau, celui-ci se démènera pour croquignoler un blues à la densité électrique inébranlable. Cramant son énergie comme si sa vie en dépendait, postillonnant tel un cracheur de feu sur les premiers rangs, notre homme - pilier de Pussy Galore, puis du Blues Explosion et de Boss Hog - et accompagné ici d’une section batterie, lead guitare, contrebasse, porte à bout de bras un set de presque deux heures revisitant tous les poncifs de la courte discographie du groupe formé en 2005 et dont le dernier disque, Midnight Soul Serenade est sorti en 2009 sur Yep Roc/Crunchy Frog Records. Pas grand chose de nouveau à se mettre sous la dent donc, mais difficile de chipoter et de retenir ses guiboles devant la classe et l’abnégation sans faille d’un tel phénomène. Notre nuit - ici entamée - ne se fera que l’écho bouillant d’une telle épiphanie rock’n'roll, mes yeux ne daignant se fermer qu’au petit matin.
Le lendemain est nauséeux. Jusque là, rien d’anormal. Mais les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Le samedi s’annonce ainsi sans filet visuel : pas de photos, pas de vidéos. Je traîne mes guêtres solitairement du côté de Saint-Ouen avec toute la distance qu’implique cette fatigue brimant mes tempes. Un peu pour cette raison - mais aussi pour d’autres, exposées ci-après - que ce report se détache de la cadence chaotique de mes pas pour se concentrer sur la diligence sélective de mon attention. Outre les loupés et certains retards à l’allumage - pour rappel, ce dimanche 30 janvier, la France est championne du monde de handball… ouais… je sais, et alors… - m’interdisant, aux dires de tous, d’évoquer quelques très bons concerts (les Franco-Canadiens d’El Boy Die, le Monopsone d’Arch Woodman, récent auteur de Mighty Scotland, à découvrir par ici en interview), mon respect pour Mains d’Œuvres, qui fête ses dix ans et le Mo’Fo’, cumulant désormais neuf éditions, m’oblige à passer sous un silence confus une partie de la programmation pour incompatibilité d’inclinaisons. Et s’il n’est pas nécessaire de s’embarrasser d’objectivité pour éluder la glauquitude tapageuse de Viva and the Diva - groupe rassemblant autour de Sir Alice, sorte de croisement entre Courtney Love et Beth Ditto, Arnaud Roulin (Poni Hoax) et Mark Kerr (Rita Mitsouko) - un petit mot sur l’anti-folk des tauliers me dédouane d’un coup d’un seul d’une demi-douzaine de têtes d’affiche estampillées de la sorte. Hérité de Jad Fair, Daniel Johnston ou Lou Barlow, l’anti-folk est censé être au folk ce que le punk était au rock, à savoir une révolte mêlant enthousiasme et auto-dérision à l’encontre d’un conformisme plombant la créativité et la diversité. Rien à voir donc avec cette confrérie réunie pour l’occasion par Herman Düne, intronisé curator dominical - et soudant derrière une esthétique musicale homogène et sans surprise Turner Cody, The Wows, Ish Marquez ou encore Sam James (échappé de The Fishermen Three). Se fader l’ensemble de leurs shows un même soir - ou presque - suppose avoir hiberné une bonne vingtaine d’heures au préalable dans son plumard, histoire de ne pas sombrer dès l’entame de chaque set. Très peu pour moi. Je préfère évoquer, la gorge rassasiée de houblon, les prestations déjantées d’un Jeffrey Lewis ou de ses Bundles pour ne pas tomber dans la nécrologie d’un anti-style s’affublant ici de tous les apparats de ce qu’il pourfend.
Passons d’un curator à l’autre et évoquons cette triplette du samedi 29 sur la scène Mo’ placée sous le signe psyché-kraut du duo Zombie Zombie. Antilles, formation regroupant Eric Minkkinen et Lionel Fernandez de Sister Iodine aux arrangements et à la guitare et Lori Schonberg de Berg SanS Nipple à la batterie, a le mérite de l’électro-choc. Les potentiomètres explosent dès les premières mesures quand la machinerie - où Moon Duo et Fuck Buttons semblent s’entrechoquer allègrement - subjugue tant par la violence de son approche que par la rugosité de sa sonorisation. Distribution générale d’acouphènes donc avant Majeure et son électronique susurrant une trance savamment élaborée du bout de l’intellect. Captivant et reposant, quoi de mieux pour décanter une nuée d’impressions née du tumulte d’Antilles et se projetant corps et âmes dans la kosmische music d’un Etienne Jaumet (moitiée Zombie) sûr de son fait. Encerclé d’un nombre incalculable de claviers et accompagné en pointillé d’Emmanuelle Parrenin, au chant et à la vielle à roue, le Parisien hypnotise tout autant qu’il euphorise, délayant toutes ses bonnes intentions condensées il y a plus d’un an sur Night Music (Versatile). Les fantômes de Klaus Schulze et Manuel Göttsching prennent de l’épaisseur et du coffre tant l’odyssée synthétique est totale, mâtinée ici et là d’un saxophone en apesanteur. Difficile dans ces conditions de se heurter de plein fouet au revival eighties entonné dans sa composition originelle par The Vaselines. Et même si Eugene Kelly et Frances McKee donnent tout ce qu’ils ont à donner, des premières étincelles telles Son of a Gun ou Molly’s Lips - toutes deux popularisées par Nirvana dans Insecticide - aux jérémiades contemporaines de Sex With an X (2010, Sub Pop), rien n’y fait, je trouve autant de plaisir qu’à un concert des Wedding Present. C’est dire l’enthousiasme soulevé.
S’il fallait une note à la beauté intemporelle pour rendre grâce à l’équipe du festival de nous avoir si bien accueilli - entre franche sympathie et curiosité alerte - celle-ci est toute trouvée dans la kora obnubilante de Yann Tambour, le temps d’un concert de Stranded Horse aux effluves éminemment intimistes. Présentant son album Humbling Tides, paru le 24 janvier dernier sur Talitres, ce dernier, renversant de sincérité, personnifie à merveille cette mélancolie folk et acoustique dénuée de mièvrerie. On n’en attendait pas mieux de l’auteur d’Encre et Flux, deux incontournables du catalogue Clapping Music. Merci donc à Blandine, Jiess, Elise et Jeremy ! Sans oublier les autres dont les prénoms nous échappent…
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