Le plus beau styliste de la presse française Francis Marmande a récemment consacré un papier au spectacle de Jean Jacques Milteau à Daniel Sorano à Vincennes
Profitons de l’article, et du spectacle..
« Blaise Cendrars, l’harmonica et l’aventurier suisse ruiné
C’est très fort. Sur la scène de l’Espace Daniel-Sorano, à Vincennes, ça démarre en style de conte déclamé par Xavier Simonin : la vie de John Suter (1803-1880), de sa Suisse natale, jusqu’à son installation à l’ouest de l’Ouest, quand la Californie était un désert mexicain. Cela monte en puissance, comme on fait fortune. Ça respire au souffle des harmonicas de Jean-Jacques Milteau. Et ça s’effondre en apocalypse.
Car Johann August Suter est mort pauvre comme Job, fou à lier, son cadavre moqué par des garnements dignes de Chaplin aux marches mêmes du Congrès, à Washington. Ce récit de la vie de Suter est un texte mythique à couper le souffle, L’Or, écrit par Blaise Cendrars dans les années 1910.
Deux hommes sont sur scène, Simonin et Milteau. Plus une douzaine d’harmonicas, une chaise, une échelle à tout faire. « Je ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie « , disait Cendrars.
En 1814, Suter plante tout – Suisse, femme et enfants. Il fonde près de San Francisco une propriété qu’il nomme Nouvelle-Helvétie. A force de lutte pour la vie, de travail et d’exploitation d’une main-d’oeuvre gaillardement sacrifiée, il devient la plus grande fortune du pays. Lequel pays change de mains, rétrocédé du Mexique à Washington. Suter fait venir ses fils, sa femme, ses chiens, un piano Pleyel pour sa fille chérie, Mina.
Le temps d’arriver (quarante et un jours de mer, les Peaux-Rouges, les fleuves indigo et les crotales), un coup de pioche dans l’eau aura ruiné Suter. Son charpentier découvre douze pépites. La ruée vers l’or l’emporte. Domaine spolié, incendié, mort violente de sa femme, de ses enfants, suicide de son aîné, et pour finir, la folie.
De cette saga qui raconte à la fois la conquête de l’Ouest, l’apothéose d’une langue crépitante (Cendrars) et le périple d’un instrument sommaire (l’harmonica diatonique, de la Vieille Europe au Far West), Simonin et Milteau tirent un spectacle bouleversant, tendu comme la corde d’un pendu (du mercredi au dimanche, jusqu’au 20 février).
Simonin a une importante carrière au théâtre, Milteau, une quinzaine d’albums à succès avec de grands bluesmen, et quelques centaines d’enregistrements avec Barbara, Aznavour ou Eddy Mitchell. Le point de cruauté de l’aventure, c’est celui que touche la voix de Simonin, son corps, jusqu’au cri inspiré. Le Très-Haut en aura fait baver à Suter, son plus fidèle serviteur. Jusqu’au bout. Jusqu’au dernier souffle d’harmonica.
Francis Marmande
Le Monde du 3 février
http://www.vincennes.fr/Culture-sports-loisirs/Culture/Saison-culturelle/Culture-2011/Theatre-L-or