Passeport pour le manga - Jean-Marie Bouissou - Manga, Histoire et univers de la bande-dessinée japonaise (Editions Philippe Picquier, 2010) par Pierre Pigot
Il y a quelque chose de réjouissant dans le tout début du livre-somme (400 pages bien fournies et illustrées) que Jean-Marie Bouissou vient de consacrer au manga : la partie historique de son propos s'ouvre, non pas sur les sempiternelles estampes d'Hokusaï, aussi magnifiques que vues et revues, avec lesquelles l'historiographie officielle de la bande-dessinée japonaise nous saoûlera encore longtemps, mais tout au contraire, sur des histoires de flatulences bruyantes et de poils de nez. Voilà au moins une pendule de remise à l'heure : à mille lieux du Japon des signes flottants célébré par Roland Barthes, nous découvrons les racines du manga dans un Japon « rabelaisien et vulgaire » vieux de plusieurs siècles, où un rouleau peint du XIe siècle, racontant comment un vieillard reçut d'un dieu compatissant le don d'émettre des pets mélodieux, devient l'ancêtre bien plus plausible du super-deformed, des vulgarités hilarantes de Dragon Ball (dans ses toutes premières années, les meilleures), et de bien d'autres méfaits. Manga, Histoire et univers de la bande dessinée japonaise s'ouvre sur un pied de nez aux élégances, et c'est tant mieux.
Tenter l'exhaustivité, sur un sujet comme le manga, est presque mission impossible, mais Bouissou s'en sort remarquablement, en n'omettant presque rien des thèmes majeurs qui s'y rattachent, que ce soient aussi bien les aspects esthétiques que politiques ou économiques. Que, à rebours de la bande-dessinée européenne, élevée au rang de « neuvième art », le manga soit une authentique industrie clairement revendiquée comme telle, c'est une chose dont au fil des pages le lecteur de Bouissou pourra prendre pleinement la mesure. Il se verra décrire avec exactitude la « réalité fondamentale du métier de mangaka : ce n'est pas un art ». L'aspect parfois sordidement économique de la profession n'y est pas occulté (exploitation des dessinateurs, soumission aux lois du marché). Depuis les révolutions brutales de l'ère Meiji jusqu'aux incertitudes actuelles d'un Japon frappé par la crise économique, Bouissou explore son sujet de manière quasi-exhaustive, en retraçant d'abord les origines et l'évolution, puis en décodant le fonctionnement (rapport au cinéma, coexistence de styles hétérogènes au sein d'un même manga), pour enfin en arpenter les thèmes principaux, depuis l'apocalyptisme (Hiroshima & Nagasaki obligent) jusqu'à la sexualité, dont le décryptage des représentations (interversion des sexes, pédophilie, pruderie paradoxale) occupe à lui seul pas moins de trois chapitres. En fin de volume, 28 pages de bibliographie constituent, s'il en était besoin, la preuve que le travail de Bouissou est sans doute le plus solidement documenté et le plus mis à jour qu'on puisse trouver aujourd'hui en langue française.
400 pages ne peuvent bien entendu être suffisantes pour déployer la pluralité du manga dans toutes ses complexités, et Bouissou se trouve astreint à passer souvent beaucoup trop vite sur des œuvres ou des thèmes importants. Le chapitre 11, consacré à l'apocalyptisme et à ses variantes successives durant un demi-siècle, est terriblement court : 18 petites pages, dans lesquelles des mangas aussi importants que la Nausicaa de Miyazaki (son unique travail dans ce médium, et qui donna plus tard un de ses plus beaux films d'animation), ou le Akira de Katsuhiro Otomo, se retrouvent expédiés avec une allusivité très frustrante. Ne voir, dans Akira,qu'un tourbillon « new age » masquant sous sa virtuosité et ses innombrables sous-intrigues une certaine vacuité de propos nappée d'ésotérisme (comme le suggère Bouissou à demi-mots), est plutôt réducteur : si l'on est en droit de ne pas approuver la conclusion très « jodorowskienne » que Otomo a donnée à son magnum opus, il ne faut pas non plus tout réduire à la simple expression d'un Zeitgeist, que toute œuvre digne de ce nom finit toujours par excéder – il faudrait, simplement, prendre le temps de réarticuler, par rapport à une réelle actualité, les thèmes que Otomo traitait dans les années 80 (les noces maudites de la science et du pouvoir militaire, l'exploration des zones inconnues du cortex humain, l'aliénation et la violence inhérentes aux mégapoles modernes, le fantasme de la mutation génétique, etc.). Dans la même veine, on pourrait à bon droit lui reprocher de minorer de manière injuste l'importance de Leiji Matsumoto, reconnu par Bouissou comme le maître de la SF space-opera dans les années 70, mais étrangement relégué dans une note de bas de page, ou dans de minces allusions éparpillées ça et là ; ceci alors que, pour quelqu'un connaissant le travail ancien de Matsumoto (pour ce qui est des années 2000, il faudrait peut-être se faire plus circonspect), l'importance séminale qu'il faut lui reconnaître aurait de quoi considérablement dévaluer la gloire mondiale presque injuste des trilogies Star Wars de George Lucas. Quant à ne voir, dans le One Piece de Eiichiro Oda, qu'une « fantasmagorie pour adolescents », c'est, là aussi, aller un peu vite en besogne et en avis superficiel.
Mais ce sont là les reproches d'omission ou de rapidité qui vont de pair avec tout livre tentant de faire le point sur un sujet à ramifications multiples avec un minimum de concision. De l'essentiel, de ce qu'un amateur de manga voulant approfondir ses connaissances recherche avant tout, l'ouvrage parle abondamment, sans faire l'impasse sur les étapes ou les œuvres importantes, mais sans accorder non plus une place disproportionnée aux gloires méritées – je pense bien entendu à Osamu Tezuka, ici considéré sans louanges excessives.
Il y a cependant des choses plus gênantes dans le livre de Bouissou. La première, c'est son recours régulier au pansexualisme freudien, surtout pour appuyer l'analyse des mangas mettant en scène des personnages féminins forts. On ne comprend pas très bien ce qu'apporte, à propos de Nausicaa, de Princesse Saphir, ou de Lady Oscar, l'allusion, à plusieures reprises, à un « désir de pénis » qui réduirait ces personnages à des substituts de héros masculins, permettant d'évacuer dans une dimension narrative « escapiste » la frustration des lectrices japonaises. C'est là une de ces grilles de lectures à sens unique dont la bande-dessinée, qu'elle soit franco-belge ou japonaise, devrait plus que jamais devoir se passer. Laisser entendre, à propos de Dragon Ball, que les fameuses boules de cristal (balls), recherchées par le jeune héros, seraient le symbole d'une quête d'identité sexuelle majoritaire, frôle quelque peu le grotesque. D'autre part, le psychologisme et le sociologique se taillent la part du lion dès que les œuvres sont sorties de leur strict cadre historique. Il est sans doute vrai que le manga permet d'exprimer les « six besoins psychologiques fondamentaux » de ses lecteurs ; il est bien évidemment exact que le manga, comme Kulturindustrie massive diffusée en centaines de millions d'exemplaires, et tenant le pouls de ses lecteurs, se trouve constamment à la croisée des problèmes politiques, sociaux, géostratégiques, culturels, scientifiques ; mais tout à cette vision si sociologiquement étriquée du manga, on retire vite l'impression que Bouissou fait totalement l'impasse sur la relation capitale et constante de l'esthétique et de l'imagination. La question « qu'est-ce que peut un trait ? », que l'art japonais a héritée de la peinture chinoise, irrigue partout l'intéraction entre le récit et la manière de l'illustrer. Il n'y a ainsi rien de commun entre le comique caricatural de Akira Toriyama et le réalisme minutieux de Katsuhiro Otomo, mais c'est justement là que se niche une question fondamentale d'adéquation entre image et récit. Chez Otomo, par exemple, comment ne pas voir que les personnages, dessinés d'un trait plutôt rond et mouvant, ne cessent d'être enfermés, enferrés dans des architectures extrêmements précises dont les innombrables verticales et horizontales agissent comme un grillage anxiogène qui, même dans sa spectaculaire destruction et ruine (recours fascinant et morbide aux puissances du « sublime »), continue d'agir comme une basse continue de l'aliénation et de la catastrophe à venir ou passée ?
Mais c'est déjà là l'esquisse d'un travail de fond qui ne concerne plus tellement l'esprit de synthèse, d'information et de pédagogie qui est avant tout celui de Bouissou dans son ouvrage. Celui-ci est en tout cas parfaitement en mesure de devenir une référence pour le grand public – de celles vers lesquelles on peut guider sans hésitations l'ami désireux d'en apprendre plus sur un art (même s'il ne se revendique pas comme tel) qui, irrémédiablement, a désormais bouleversé les certitudes graphiques occidentales – pour le meilleur et, parfois aussi, pour le pire.
Illustration : case d'Akira de Katsuhiro Otomo