Magazine Beaux Arts

Susan Hiller, conceptuelle, féministe et sensible

Publié le 11 février 2011 par Marc Lenot

23446w_hillerpress02.1297268918.jpgC’est une belle rétrospective que la Tate Britain consacre (jusqu’au 15 mai) à Susan Hiller, artiste peu connue en France, mais qui, depuis ma première rencontre avec son travail, m’a constamment intéressé. C’est une rétrospective, c’est-à-dire qu’un bon nombre des pièces présentées ici n’étaient pas pour moi une découverte : ma seule déception vient du fait que le J-Street project, qui m’avait tant fasciné il y a bientôt six ans, n’est ici présenté que sous forme de film, ce qui traduit mal la dimension obsessionnelle, systématique, exhaustive de ce projet de recenser, documenter, photographier et filmer toutes les rues allemandes dont le nom comprend le mot ‘Juif’. La présentation à la galerie Tim Taylor comprenait alors surtout un mur avec les photos des 303 plaques de nom de rue et, en face, leur liste systématique, classifiée, référencée, avec une carte d’Allemagne indiquant leur emplacement, et un livre-atlas. C’est que Susan Hiller, ancienne anthropologue, excelle quand elle applique son esprit de méthode, sa science classificatrice à son art. 

Avec cette rage systématisante (dans laquelle je me reconnais bien), cette approche conceptuelle fine et sensible, elle s’attaque à des sujets denses : la trace évanescente des juifs en Allemagne, mais aussi l’inventaire des langues en voie de disparition, Livonien, Lenape, Wampanoag et langage sifflé des Canaries, avec un écran noir où apparaît la traduction des quelques mots de la bande-son, traces de figurants, de sans-grade, d’oubliés de l’histoire (”The Last Silent Movie“); et aussi la pièce “Dedicated to the Unknown Artists” où Susan Hiller a collectionné, collationné, classifié des centaines de cartes postales de la mer démontée sur les côtes anglaises, avec analyse lexicale, visuelle et cartes à l’appui. Une installation qu’elle a d’abord présentée au Musée Freud à Londres (titrée “From the Freud

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Museum“, ci-contre) résonne avec la manie collectionneuse de Sigmund Freud lui-même : ce n’est pas seulement un ancrage dans l’histoire, une Mnémosyne, mais c’est plutôt une interférence avec cet héritage, une dérive sur l’ancre, une exposition d’ambivalences, d’incompréhensions, de doutes. Elle comprend des dizaines de boîtes en carton, avec textes (de Duchamp à l’Histoire des Juifs de Francfort) et reliques (amérindiennes, antiques, aborigènes), elle parle de songes, de fantômes, de religions et de divination. Une autre pièce tout aussi emblématique, titrée Ten Months (1977), aligne des photos de son ventre, prises d’en haut toujours selon le même point de vue, tout au long de sa grossesse, regroupées en dix mois (lunaires) de 28 jours : une simplicité de moyens au service d’une oeuvre féministe et conceptuelle.  

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Une partie de son travail se préoccupe de la présence des absents parmi nous. Ainsi les vidéos “Psi Girls” (ci-contre) montrent les capacités paranormales de cinq adolescentes, dans des extraits de films hollywoodiens. La salle dédiée à “Witness” est particulièrement impressionnante, regroupant une centaine de mini haut-parleurs fluorescents, suspendus au plafond dans une étrange composition obscure, chacun diffusant un témoignage sur des OVNIs. On pénètre dans la pénombre, on navigue entre les fils suspendus, baigné de lumière, et on saisit un haut-parleur au hasard, parfois reconnaissant une langue connue, écoutant ces étranges récits (image en haut).

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La plus belle pièce mémorielle est un mur où sont reproduites quarante plaques tombales de la fin du XIXème siècle, photographiées dans un cimetière londonien, chacune en l’honneur d’un héros ordinaire, d’un homme ayant sacrifié sa vie pour sauver son prochain du feu, de la noyade ou des sables mouvants (”Monument“); elles sont arrangées en croix, le motif central étant un tag “Strive to be your own hero”. On regarde cette installation murale debout, au milieu du collectif des autres spectateurs, puis on s’assoit seul sur le banc, tournant le dos au monument, devenant un élément de l’expérience visuelle des autres spectateurs et on écoute une bande-son où Susan Hiller parle de mort et d’absence. C’est une installation particulièrement poignante, surtout parce que notre changement de position nous en rend partie prenante, en quelque sorte. Susan Hiller travaille beaucoup avec la voix, les langues : d’autres pièces comme “Sisters of Menon” traitent de télépathie et d’écriture automatique.

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On peut voir aussi ses travaux les plus anciens, où, abandonnant la peinture, elle détruit ses toiles, les recycle en blocs de tissu, en broderies murales ou en cendres, créant de nouvelles pièces à partir des pièces détruites. Plusieurs de ses pièces sont des hommages, à Klein, à Broodthaers, à Duchamp. J’ai beaucoup aime cet hommage à Beuys, “The Tao Water“, un petit cabinet renfermant des flacons soigneusement étiquetés contenant des eaux sacrées, du Gange à Lourdes (ci-contre) : la puissance sacrée de ces eaux, l’énergie mystique qu’elles diffusent sont comme absorbées par les plaques de feutre tapissant le cabinet.  

Ce que j’apprécie le plus chez Susan Hiller, c’est sa capacité à porter un regard analytique, systématique sur le monde, à y identifier des phénomènes révélateurs et à nous les présenter dans un contexte à la fois conceptuel et sensible. Mais tout le monde n’apprécie pas : vous pourrez lire deux critiques assez peu positives de cette exposition, par Brian Sewell (très négatif et acerbe) et Fisun Güner.

Photo 1 courtoisie du service de presse de la Tate.


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