Quand Arte censure un documentaire

Publié le 10 février 2011 par Lyriciste

“Le Système Octogon”, de Jean-Michel Meurice, réalisateur reconnu, produit par Arte, n’a jamais été diffusé par la chaîne. Pourquoi ? Parce qu’il affirme que de grands partis allemands, après-guerre, ont été financés par le trésor nazi. Une thèse réfutée par certains historiens, mais surtout un sujet sensible outre-Rhin, qui conduit Arte, en pleine passation de pouvoirs, à commettre son premier acte de censure. Aïe.

Censure et Arte, l’association de ces deux mots semblait impensable. L’impensable est pourtant en train de se produire. Arte bloque depuis trois ans la diffusion d’un film, Le Système Octogon, réalisé par Jean-Michel Meurice, documentariste prolifique et reconnu, à qui l’on doit, entre autres, Série noire au Crédit Lyonnais, Elf : les chasses au trésor, La Prise du pouvoir par François Mitterrand ou Le Vrai Pouvoir du Vatican. Associé à deux journalistes d’investigation, Fabrizio Calvi et Franck Garbely, il s’attaque, dans Le Système Octogon, au délicat sujet du financement des partis politiques en Allemagne après-guerre. En s’appuyant sur des archives  allemandes, suisses et américaines, il établit un lien entre le trésor caché des nazis en Suisse et au Liechtenstein et le financement occulte de la CDU, le grand parti conservateur qui, avec Konrad Adenauer, domina le paysage politique allemand pendant les deux décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale.

Tout commence en 2007. Jean-Michel Meurice propose un projet de documentaire à la chaîne franco-allemande. A Arte, l’homme est loin d’être un inconnu, il est même un de ceux qui œuvrèrent à la création de la chaîne et il a produit pour elle nombre de documentaires. Cette proximité ne vaut pas blanc-seing, et son projet suit le processus classique de validation de tout documentaire produit et diffusée par Arte. Après avoir obtenu le feu vert du siège de la chaîne, à Strasbourg, Jean-Michel Meurice tourne son film, qui est programmé en septembre 2008. Depuis, plus rien, ou plutôt si : une déprogrammation silencieuse suivie d’un atermoiement peu digne d’une chaîne comme Arte. « Quand nous nous sommes étonnés de cette déprogrammation, raconte Jean-Michel Meurice, nous avons reçu une note de deux historiens allemands qui lançaient des accusations générales sur notre film et nous faisaient un procès d’intention de désinformation. »

Pour tenter de désamorcer la situation, Jérôme Clément, le président d’Arte, fait alors appel à Marc Ferro. Ce grand historien peu suspect d’hostilité à l’égard d’une chaîne où il a présenté pendant de nombreuses années le mémorable Histoire parallèle, regarde le documentaire et le valide sans ambiguïté. Dans une note qu’il rédigera sur le film, il écrit : « On a le sentiment que l’histoire de l’Allemagne au temps du nazisme est libre et ouverte, mais celle de la transition demeure une sorte de tabou. » On ne peut être plus clair. L’intervention de Marc Ferro ne débloquera pourtant rien. Fin décembre 2008, la direction d’Arte France reçoit une note confidentielle du siège strasbourgeois qui reprend point par point les arguments déjà développés par les deux historiens allemands.

A Paris, c’est l’incompréhension, Pierrette Ominetti, responsable de l’unité documentaire d’Arte France, a beau faire valoir que le film est l’exacte production du projet qui avait été proposé, discuté et accepté par la conférence des programmes, où Français et Allemands décident conjointement de la ligne éditoriale de la chaîne, rien n’y fait. Les mois passent, et Jean-Michel Meurice reçoit un jour la visite confidentielle d’un chargé des programmes envoyé de Strasbourg. « Il a sorti de son sac 12 DVD de mes films, m’a expliqué qu’il les avait tous regardés pour voir comment je travaillais pour, au final, ne relever qu’une minuscule erreur d’orthographe, se souvient-il. J’ai senti la tentative de discrédit de mes méthodes de travail. » Le chargé de mission ne s’arrête pas là. « il m’a proposé, raconte Jean-Michel Meurice, d’autoriser la diffusion du film à la condition d’accepter en en-tête cet avertissement : “Ceci n’est qu’une fantaisie sans rapport avec la réalité.” » Sans lendemain bien sûr. Un peu plus tard, le documentariste recevra du service juridique d’Arte une nouvelle note expliquant que « le ton résolument dramatique du discours, ainsi que le choix de la langue, de la musique et des images, entre autres l’animation, visent à donner plus de force à l’insinuation ». « Les juristes me reprochent en quelque sorte d’avoir fait un film », s’amuse le documentariste. Depuis, le film a été diffusé en Belgique sans que la moindre plainte ne soit déposée et on attend toujours sa diffusion sur Arte en France et en Allemagne.

La direction d’Arte France est très mal à l’aise avec cette histoire. Face à un parterre d’auteurs assez remontés, Victor Rocaries, le directeur de la gestion d’Arte France, s’est assez courageusement essayé à défendre la position de sa chaîne mardi 8 février au soir, au cours d’une projection privée du documentaire dans les locaux de la SCAM (Société civile des auteurs multimédia). « Il n’est pas acceptable que le nom d’Arte soit associé à un acte de censure. Nous ne l’avons jamais fait et nous avons toujours au contraire favorisé le documentaire d’investigation. Pourtant, cette fois, c’est vrai, nous avons décidé de ne pas diffuser ce film. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il nous est apparu que la thèse véhiculée par le film – en gros, que c’est l’argent nazi, caché en Suisse et au Liechtenstein, qui a permis ensuite de financer les campagnes de la CDU et les autres partis politiques allemands  – nous paraît aujourd’hui une thèse contrebattue par les études historiques qui ont été réalisées depuis. Il n’est pas pour nous question de remettre en cause tous les systèmes de ventes fictives et de rétrocommissions qui ont alimenté les caisses de la CDU à partir du début des années 50, mais sincèrement, ce ne sont pas les nazis qui ont inventé ces systèmes, et, sincèrement aussi, la CDU n’avait plus besoin de l’argent nazi pour alimenter ces caisses. Elles étaient suffisamment alimentées par les Etats-Unis ou même par l’économie allemande (…). Il n’est pas pour nous possible de dire en Allemagne que le financement des partis politiques allemands de l’après-guerre a été le fait des trésors cachés des nazis. Voilà pourquoi nous avons décidé de ne pas diffuser ce film »

L’argumentaire est audible, mais pas recevable, et ne peut en aucun cas légitimer la censure du documentaire, pour deux raisons. Sur la forme, Arte reconnaît elle-même que le documentaire est en tous points conforme au projet qui lui a été présenté et qu’elle a validé. Elle avait la possibilité de le contester, voire de le bloquer à son origine, elle ne l’a pas fait. Dès lors, l’interdire aujourd’hui est incompréhensible. Sur le fond, au nom de quoi une controverse historique justifierait-elle une censure ? La thèse des auteurs est étayée par des documents, des faits précis et l’analyse de plusieurs historiens. En quoi serait-elle disqualifiée du seul fait qu’elle est contestée par d’autres historiens ? Et qu’est-ce que cette vision d’une télévision qui ne devrait rendre compte que d’une vérité consensuelle ? La seule manière acceptable pour Arte de sortir de l’impasse dans laquelle elle s’est elle-même enfermée est de diffuser Le Système Octogon et d’organiser dans la foulée un débat contradictoire avec les auteurs et les historiens qui s’opposent sur la question.

Arte n’a jamais censuré une seule œuvre depuis sa création. Il serait paradoxal que Jérôme Clément, son président fondateur depuis vingt ans, quitte la chaîne sur cette fausse note, et on ne comprendrait pas que son successeur, la fraîchement nommée Véronique Cayla, ne prenne pas la seule solution qui s’impose : diffuser le documentaire.

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