Mon collègue et ami Jean-Philippe Bozek est l'auteur de "Coacher les entrepreneurs" (Eyrolles). Il vient aussi de publier une enquête remarquable sur les dessous de l'ascension du Groupe Accor, "Le bonheur d'entreprendre, De Novotel à Accor: une formidable aventure humaine", dans lequel il raconte les hauts et les bas de l'association entre Paul Dubrule et Gérard Pélisson, tandem phare de l'entrepreneuriat à la française.
On y apprend en particulier qu'ils ont su, très tôt, se faire accompagner d'un coach pour gérer les inévitables tensions et passages difficiles... J'ai eu envie d'inviter Jean-Philippe Bozek à répondre à quelques questions sur ces sujets qui le passionnent, pour les lecteurs de Troisième Voie.
MT : J'entends parfois qu'une personne a - ou n'a pas - la "fibre entrepreneuriale". En somme, on ne deviendrait pas entrepreneur, mais on le serait, parce que l'on aurait vécu dans une famille d'entrepreneurs, ou que l'on en aurait le tempérament. Dans ton livre, Coacher les entrepreneurs, tu racontes de nombreuses histoires de créateurs d'entreprise. D'après ton expérience, quelle est l'origine individuelle du goût d'entreprendre? Inné ou acquis?
JPB : Ceux qui laissent entendre qu’il y aurait un gène de l’entrepreneuriat sont probablement dans l’erreur, même si en matière de génétique, beaucoup de choses restent à découvrir. Sur la base des travaux que j’ai pu réaliser auprès de centaines de chefs d’entreprises, la "fibre entrepreneuriale" est plutôt le résultat d’une culture, c'est-à-dire d’une éducation reçue dès l’enfance. Il s’agit donc bien d’une dimension acquise et non pas innée. Lorsque cette culture et ce type de rapport au travail sont acquis tôt, ils "caractérisent" la personne. Ce sont ces façons d’êtres qui diffèrent et qui donnent la "fibre entrepreneuriale".
Second point : l’acquisition de cette culture demande du temps, beaucoup de temps : plusieurs années pour un enfant. Des décennies parfois pour un adulte. Enfin, contrairement à ce que nombre d’auteurs semblent affirmer, il s’agit assez peu de compétences particulières. Nous pouvons retrouver les mêmes compétences chez des personnes très éloignées de la culture entrepreneuriale. L’esprit entrepreneurial est fondamentalement culturel. Au cœur de cette culture se situent les notions de risques calculés et d’investissement dans l’avenir. Ce n’est donc pas un hasard si nombre d’entrepreneurs manifestent un niveau de confiance en l’avenir supérieur à la moyenne. D’autres aspects font que certains sont des entrepreneurs ambitieux ou modestes : le courage, la sensibilité, la volonté, l’originalité, l’ambition, l’intelligence, etc… Autant de caractéristiques qui agissent comme des amplificateurs de la culture de la personne et qui relèvent plus probablement de la génétique, voire de la psychologie...
MT : Les entreprises connaissent des cycles, et les carrières aussi. Croissance, décroissance... Quelles sont les grandes étapes pour un entrepreneur, pour un projet d'entreprise? Et quels sont les risques propres à ces moments de changement, à ces passages?
JPB : Il y a deux étapes majeures, décisives, et particulièrement délicates : la création de l’entreprise et la transmission, le passage de flambeau. Entre les deux, les difficultés sont celles de l’association, de la culture managériale et de la gestion de la croissance. Pour faire court, jusqu’à une taille d’environ 12-15 collaborateurs en moyenne, le rôle du chef d’entreprise est celui d’un chef d’orchestre. Il choisit les musiciens, les dirige, cherche à se rapprocher de l’harmonie musicale qu’il a en tête.
Ensuite, il doit apprendre s’associer à d’autres, à déléguer, à confier à d’autres le soin de le représenter, de prendre des décisions à sa place, de sanctionner positivement ou négativement les autres collaborateurs, etc. C’est une étape très délicate sur laquelle beaucoup de patrons butent. Lorsqu’ils ne parviennent pas à la dépasser, l'entreprise stagne. Elle ne parvient plus à croître. Parfois des crises surviennent. Dans les cas les plus graves, l’entreprise entre dans sa phase de dégénérescence et peut même disparaître prématurément. Dans chacune des phases délicates, création, association, croissance interne ou externe, succession et transmission, un entrepreneur doit se soucier de réfléchir à ce qu’il vit, à ses limites, à ses peurs, ses défis, ses motivations. Jusqu’à un certain point, une bonne association peut répondre à ce besoin. Dans bien des cas, cependant, il lui faudra se former, consulter un coach, en discuter avec des pairs, et surtout se donner du temps.
Mon drame, c’est lorsqu’un chef d’entreprise vient me voir et qu’il est presque trop tard. Les coachings d’urgence ne sont jamais faciles à vivre, ni pour les clients, ni pour le coach. Mon conseil, c’est de ne pas attendre pour y travailler. Dès que les premiers signes apparaissent, il faut tout de suite prendre des mesures appropriées. Le chef d’entreprise doit être à l’écoute des signaux faibles et avoir autour de lui des solutions qu’il peut rapidement mettre en œuvre. Anticiper les crises à venir est la principale règle pour survivre durablement.
MT : Je sais que tu développes un projet d'école de l'entrepreneuriat, qui te tient à coeur. Est-ce qu'en France on valorise suffisamment l'esprit d'initiative et d'entreprise? Mais en même temps, est-ce qu'il n'est pas illusoire de considérer que tout le monde peut ou doit devenir un entrepreneur? Qu'est-ce que tu voudrais faire expérimenter aux élèves de ton école?
JPB : En considérant que la "fibre entrepreneuriale" est culturelle, trois sphères d’influences permettent à une personne de l’acquérir.
D'abord la famille. Des parents ou des oncles entrepreneurs ont une influence majeure sur l’avenir professionnel d’un individu. J’explique aussi dans mon livre que certains enfants, au lieu de prendre ce que leurs parents leur transmettent, se rebellent et refusent de façon active ou passive d’adopter la culture de leurs parents. Mais dans la plupart des cas, les enfants d’entrepreneurs ont manifestement tendance à adopter la culture entrepreneuriale.
Ensuite, l’école. Et là, je dois avouer que je suis terrifié de constater qu’en dehors de quelques exceptions remarquables, l’école agit plutôt comme un inhibiteur de la culture entrepreneuriale. Ce n’est pas un hasard si nombre d’entrepreneurs se rebellent et quittent précocement les bancs du lycée ou de la fac : ils n’y trouvent pas la stimulation et l’apprentissage qu’ils recherchent et fuient une culture qui est aux antipodes de la leur. Entendons-nous bien: un entrepreneur cherche à innover, à prendre des risques, à rebondir sur ses échecs. L’école – dans son grand ensemble - sanctionne la faute, ne donne aucun espace de liberté ou de créativité, décompte des points à chaque écart à la norme ou au résultat attendu. Elle continue à former des salariés compétents et obéissants – c’était sa mission au XIX° siècle – et contrarie inconsciemment l’esprit d’entreprise. Or, l’école pourrait être le lieu de la seconde chance pour tous ceux qui rêvent de devenir entrepreneur mais pour qui l’identité entrepreneuriale est encore fragile.
Enfin, il y a l’entreprise. Dans tous les cas que j’ai rencontrés, les entrepreneurs qui se sont lancés après 40 ans disent avoir été "élevés" dans la culture entrepreneuriale par un ou des patrons qu’ils ont respectés et dont ils se sont inspirés, dans une relation équivalente à celle d’un mentoring. Mais là encore, ces situations sont malheureusement trop rares: pour beaucoup de patrons, un collaborateur qui crée son affaire est un concurrent potentiel, synonyme de danger. Il est souvent vilipendé alors qu’il y aurait plutôt matière à s’en réjouir et à encourager cette nouvelle vocation.
Le projet d’école d’entrepreneurs auquel je travaille a pour objectif de donner à ceux qui ne sont pas tombés dans la marmite entrepreneuriale quand ils étaient petits une formule qui leur permet de devenir des entrepreneurs au sens le plus large: créateurs d’entreprises, créateurs d’associations, voire d’ONG. C’est une école qui s’adresse aux jeunes et aux adultes, chez qui l’espoir de devenir entrepreneur est toujours bien vivant, qui possèdent les compétences, mais qui n’ont pas eu la chance de pouvoir se construire dans une culture entrepreneuriale suffisamment solide. L’école leur apportera une initiation, une ambition et un espace d’incubation. J’ai bon espoir que beaucoup passent ensuite à l’acte, mais ce ne sera pas l’objectif premier. Ce que nous visons, c’est de développer – voire parfois seulement de réveiller - cette culture. Ensuite, chacun est libre d’en faire ce qu’il souhaite.
Quand à la question de savoir si tout le monde peut devenir entrepreneur, je n’ai pas la réponse. Personnellement, je ne le crois pas et je ne crois pas que ce soit d’ailleurs nécessaire. Vouloir que tout le monde devienne entrepreneur équivaudrait à créer une nouvelle religion, avec ses dogmes, ses idoles, et ses croisades contre les infidèles ! C’est peut-être le risque de notre période. Nous courrons le risque de passer d’une époque "anti-entrepreneurs" à une époque "tous entrepreneurs" qui n’aurait pas plus de sens. Plus d’entrepreneurs : OUI. Tous entrepreneurs : NON.
MT : Tu as écrit un livre très documenté à propos d'une histoire emblématique de l'entrepreneuriat à la française, celle du groupe Accor. Dans ce livre, tu montres en particulier l'importance de la relation de confiance entre Paul Dubrule et Gérard Pélisson, tout au long du processus de développement de leur projet. Cela pose la question de l'association. Qu'est-ce qui est particulièrement important à regarder lorsque l'on s'associe avec quelqu'un?
JPB : Il ne s’agit pas tant de regarder, mais de vivre. Une association - entre dirigeants-fondateurs d’une même entreprise - se construit dans la durée. Elle doit supporter l’épreuve des opérations et vérifier que les associés partagent une même culture, une même ambition, un même projet. Il faut parfois des années pour le constater. Je ne crois pas plus aux "coups de foudre" en matière d’association entrepreneuriale qu’en matière matrimoniale. Paul Dubrule et Gérard Pélisson se sont rencontrés en 1964 et se sont associés juridiquement en 1971! 7 ans pendant lesquels ils ont appris à se connaître, à vérifier qu’ils partagent de nombreux points communs, à s’assurer qu’ils sont "compatibles". Ils ont aussi construit un véritable pacte relationnel d’associés. C’était très innovant pour l’époque.
Ce que les a unit pendant toute leur carrière, c’est d’abord une même ambition et ensuite, le sentiment d’avoir un véritable devoir envers les collaborateurs qui leur ont fait confiance, dès le début. La croissance de NOVOTEL, devenu le groupe ACCOR était au cœur d’un projet social et sociétal, bien avant l’ambition économique, qui bien sûr restait importante. Surtout, ils ont eu l’intelligence de s’entourer très tôt d’un coach, qui les a aidés à traverser les phases difficiles.
Une association, ce n’est pas qu’une partie de plaisir. C’est comme dans les couples : il y a des difficultés. Un couple solide, ce n’est pas un couple qui n’a pas de crises, mais un couple qui les traverse et en sort grandi. Je suis parfois effrayé par certaines personnes qui se présentent comme associés potentiels dans une entreprise qu’ils veulent créer ensemble et qui ne se connaissent que depuis quelques semaines. Je les invite toujours à se donner du temps, à envisager une formule de collaboration dans laquelle ils gardent un espace de liberté et surtout à se faire accompagner. Il est important d’avoir autour de soi quelqu’un de neutre qui puisse entendre, comprendre, confronter, ajuster, passer des messages avec délicatesse, expliquer certains principes importants, etc… Je dis important, mais en fait, je crois que c’est essentiel pour qu’une association soit durable et fructueuse. Il faut VIVRE son association et se donner les moyens de la réfléchir, de la construire. Sans un tiers objectif et neutre, je constate que c’est difficile. Beaucoup d’associations prometteuses échouent par manque de dialogue et de compréhension. C’est dommage, parce que les associations entre fondateurs sont le meilleur moyen de réaliser des projets ambitieux. En France, nous avons Peugeot, Michelin et Accor qui sont des symboles d’associations réussies. Ailleurs, je pense à Hewlett-Packard, Sony, 3M, etc…
MT : Nous entrons dans l'ère de l'entrepreneuriat, écris-tu. Et tu y vois un changement culturel profond. Est-ce que nous y sommes prêts?
JPB : Oui. Nous vivons un changement culturel majeur. Prenons un peu de recul: il y a 2000 ans, le rapport principal au travail était l’esclavage, c'est-à-dire un échange entre une force de travail dans son intégralité contre le droit de survivre. C’était terrifiant, mais c’était ainsi. L’entrepreneuriat existait déjà : des commerçants et des artisans faisaient des affaires avec les notables, mais ils constituaient une petite minorité de la population dans son ensemble.
Au moyen-âge, le principal rapport au travail était la féodalité. Une part du fruit du travail était échangée contre la sécurité procurée par les seigneurs et les chevaliers. Le progrès, c’était la relative liberté des individus de vivre et de travailler là où bon leur semblait. Il y a environ 200 ans, le principal rapport au travail est devenu le contrat salarial. Cette fois, c’était un temps de travail qui était échangé contre une rémunération permettant – en principe – de vivre librement, durablement et dignement.
Aujourd’hui, l’économie de marché et la mondialisation nous basculent irrésistiblement dans le modèle entrepreneurial. Le résultat d’un investissement et d’efforts personnels sont rétribués selon les lois du marché. C’est une forme libérale de méritocratie. Cela nécessite cependant une prise de risque et une culture personnelle dans laquelle les notions de réussite et d’échec sont remplacées par essais et ajustements. C’est donc bien un nouveau rapport au travail qui émerge. Certes il n’est pas historiquement nouveau. Il y a 2000 ans, il existait déjà et n’a jamais réellement disparu. Ce qui est nouveau, c’est que je crois que ce sera le modèle prépondérant qui va progressivement mais surement détrôner la culture salariale qui occupera alors la seconde place et non plus la première comme ce fut le cas pour nos parents et nos grands-parents. Y sommes-nous prêts ? En France, je crains que non. Quand je vois les bagarres pour le temps de travail ou les retraites, je me dis qu’une grande partie de la population et des décideurs politiques est encore très attachée au contrat social du salariat. Par contre, je ne les blâme pas. Comme je l’ai expliqué plus haut, pour développer une autre vision du rapport au travail, il faut que la famille d’origine, l’école ou l’entreprise ait été le creuset de cette culture. Pour bon nombre de français, aucun n’a joué ce rôle. Pour la famille, il y a une forme de fatalité. On a eu des parents entrepreneurs ou pas. C’est pour ça que je milite pour que l’école change et que les entreprises encouragent leurs collaborateurs à tenter l’aventure entrepreneuriale.