Ben Okri, plume majeure de la littérature anglophone, se rappelle à notre bon souvenir – quel bonheur ! – avec la sortie de l’ouvrage, Contes de la liberté (édition français, 2010) dans lequel nous trouvons une courte fable bien étrange, Destinée cosmique, et treize lapidaires nouvelles plus intrigantes les unes les autres. Destinée cosmique, fable philosophique aux soutènements spirituels et psychanalytiques, laisse au lecteur une large place à l’interprétation en fonction de ses interrogations existentielles. Projeter sans préalable dans un décor dépouillé, une prairie prisonnière d’une forêt – matrice de la gestation de l’Être ? -, le lecteur est témoin d’un dialogue baroque fait de courtes interventions entre Vieil homme, Vieille femme et Pimprop, personnage bien étrange, esclave des deux premiers.
« _ Maintenant nous allons avoir un peu de calme, dit Vieille Femme.
_ J’essayais d’oublier quelque chose, marmonna Vieil homme, mais à la place je m’en suis souvenu.
_ J’essayais d’oublier quelque chose, grommela Vielle Femme, mais maintenant j’ai oublié. Pimprop dit, dans une sorte de chuchotement :
_ Un énorme NON à tout ça, et un NON monstrueux à tout ce fer. Le ciel s’éclaircit. Et Vieil Homme dit avec dignité :
_ Maintenant pour l’ennui. Vieille Femme dit avec dignité :
_ Maintenant pour les mensonges. _ Et maintenant, dit Pimprop, que nous sommes arrivés à une destination temporaire…
_ un oui très clair, dit Vieil Homme.
_ Un oui sonore, dit Vieille Femme. », p. 26
Qui sont-ils ? Eux-mêmes le savent-ils ? Assurément non, tant qu’ils n’auront pas atteint la destinée finale de leur voyage.
Ce périple ne serait-il pas une fuite ? Peut-être, mais point d’affirmation infaillible sur ce sujet. Et fuir quoi et qui ? Et pourquoi ? Pour se rendre où ?
Des problématiques identiques que se pose soit dans la connivence amoureuse soit dans la dispute un jeune couple aux traits semblables à Adam et Eve – symbolique biblique ? - dans une prairie similaire.
Dans sa fable Ben Okri pose la problématique de l’identité - ici multidimensionnelle -, questionnement fondamental et existentiel chez lui ; identité qui ne saurait faire fi de la détermination du lieu d’enracinement de l’Être dans ses vies passées, présentes et futures. A cette fin, la mémoire est l’instrument indispensable qu’elle soit individuelle ou collective. C’est ainsi que privés de leur mémoire les personnages de cette fable étrange déambulent au hasard, égarés dans des univers parallèles et paradoxaux – sommeil paradoxal ? - et tiennent des propos échevelés, détachés de tout contexte et pouvant apparaître parfois absurdes. Le folie n’est jamais loin de ces personnages privés de leur nom à l’exception du bien étrange Pimprop.
A la fable succèdent des nouvelles de quatre à cinq pages au plus que l’écrivain désigne sous le terme de « stokus » : « Le stoku, est à mi-chemin entre la nouvelle et le haïku. Selon ses propres mots, « son origine est mystérieuse, son but est la révélation, sa forme compacte, son sujet infini, sa nature est l’énigme », 4e de couverture. Et voici une ville détruite à cause de la guerre mais sublimée par une mélodie de Mozart (Musique pour une ville en ruine), des invités à un banquet dînant sous le regard des autres convives envieux, car privés de mets d’où une angoisse naissante chez les premiers (La mystérieuse angoisse entre eux et nous), un égaré éprouvant du plaisir à être pris pour un autre et s’attribuant les habits de cet inconnu (Appartenance), etc. Comme pour la fable, l’angoisse et la folie parcourent ces écrits ainsi que les interrogations d’appartenance : à ce sujet La mystérieuse angoisse entre eux et nous est exceptionnelle. Qui plus est se retrouve l’impression de traverser des mondes parallèles, d’aller de dimensions en dimensions.
« _ N’y allez pas. Vous ne voulez pas y aller.
Alors, j’ai regardé Margaret House. J’ai vu les jardins. Des gens y tournaient en rond, sans but. Ils avaient des mouvements convulsifs, ils se déplaçaient avec indifférence ou de façon irrégulière. Formes sombres, vêtues de manteaux sombres, leurs corps n’étaient que des ombres, comme s’ils s’étaient trouvés dans les enfers. Quand ils avançaient on aurait cru que leurs pieds étaient lestés de plomb. Ils ne semblaient ne rien ressentir. La cour était recouverte de ciment, mais leur présence collective la rendait sombre, sinistre, marquée du danger imprévisible. Quelque chose d’insaisissablesemblait dire qu’ils étaient fous… », Appartenance, pp. 124 et 125.
Une nouvelle fois Ben Okri dans ses Contes de la liberté fait montre d’une maestria époustouflante à composer des univers dans lesquels le lecteur aura bien du mal à ne pas s’égarer. Ici subconscient et conscient se mêlent et se démêlent, les langages symboliques se font ésotérisme tandis que réel et fantastique prennent plaisir à se confondre. Nos sens deviennent dès lors bien maladroits à saisir ces mondes pour notre plus grand plaisir. Rien de plus préférable dés lors que de faire appel au silencieux imaginaire.
« Cela se passait au bois de Boulogne, par une sombre nuit à la clarté de la lune. Nous étions dans une clairière au milieu des châtaigniers. Nous étions tous en costume dix-septième. Le moment est arrivé. Les duellistes se sont placés l’un en face de l’autre, leurs pistolets prêts. C’est alors qu’une chose invraisemblable a eu lieu. L’homme dont j’étais le témoin, que je connaissais partiellement, s’est mis brusquement à crier. Il a montré du doigt quelque chose sur le corps de son adversaire. Nous avons regardé et nous avons vu ce qui le troublait : une énorme pendule, ronde et brillante, à sa taille. Il la portait comme une boucle de ceinture. Les chiffres noirs se détachaient sur le cadran lumineux. », La pendule, p. 135.