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L'éveil au vide

Publié le 10 février 2011 par Joseleroy

  J'ai beaucoup aimé lire Durkheim, et je me souviens de ce passage qui m'avait particulièrement frappé dans son œuvre : la découverte de la vacuité par Durckheim en entendant une lecture du Tao-Te King.

   Karlfried Graf Durckheim   (1896-1988)

   "Avec la fin de la période militaire commencèrent mes études. L’attrait personnel exercé par Max Weber me fit choisir d’abord l’économie politique. Puis, bientôt, un changement de cap m’orienta vers la philosophie. La phénoménologie y occupait alors une place centrale avec les cours d’Alexandre Pfänder, élève de Husserl. Le premier cours portait sur L’Evolution créatrice de Bergson. Les rencontres que je fis pendant les premières années d’études eurent une très grande importance. Celle surtout, décisive, avec ma future femme, Enja von Hartingberg. Grâce à elle je me suis trouvé très tôt en contact avec la psychanalyse. De plus, elle me rapprocha de tout un cercle d’amis. Ma femme était liée, entre autres, avec la poétesse Elisabeth Schmidt-Pauly, avec Rainer Maria Rilke, Richard Wilhelm, Wilhelm Otto, Ludwig Klages, Else Laske-Schüler, Ferdinand Weinhandl, Otto Zopf. Chez eux tous, le désastre de 1918 avait éveillé quelque chose de nouveau. Je reconnus vite, moi aussi, qu’en ces années d’après-guerre ma préoccupation était le problème d’un homme nouveau. Le choc d’un événement précis me fit reconnaître dans cette question, non seulement une nécessité générale de mon temps, mais aussi l’obligation d’en faire le centre de ma vie. Cet événement, pour moi capital, fut aussi la première rencontre de mes vingt-quatre ans avec Lao Tseu.
Cela se passait dans l’atelier du peintre Willi Geiger. Ma future femme, qui était de ses amis, avait ouvert par hasard le Tao Te King. Elle commença à lire le onzième aphorisme :
Trente rayons se rencontrent dans le moyeu.
Mais c’est le vide en lui qui crée la nature de la roue.
Les vases sont faits d’argile.
Mais c’est le vide en eux qui fait la nature du vase.

Et cela survint. En entendant le onzième aphorisme, je fus frappé d’un éclair. Le voile se déchira : j’étais éveillé. J’avais éprouvé cela. Tout le reste était et cependant n’était pas, était ce monde et en même temps transparent à un autre. Moi-même aussi j’étais et à la fois n’étais pas. J’étais comblé, captivé. De l’autre côté et en même temps tout à fait présent. Heureux et comme vide de sentiments, très loin et pourtant profondément dans les choses. J’avais éprouvé cela, net comme un coup de tonnerre, clair comme un jour de soleil, cela, qui était totalement incompréhensible. La vie continuait, la vie d’avant, et pourtant ce n’était pas la même. Il y avait l’attente douloureuse de davantage « d’Être », une promesse profondément ressentie. Et en même temps des forces croissant à l’infini et l’aspiration vers un engagement — à quoi ?

Cet état exceptionnel dura tout le jour et une partie de la nuit. Il m’avait définitivement marqué. J’avais vécu ce dont ont témoigné, à travers tous les siècles, des hommes qui, une fois, à un moment quelconque de leur vie, ont vécu une expérience. Elle les a frappés comme l’éclair et les a liés pour toujours au courant de la vraie Vie. Ou plutôt elle leur a rendu perceptible la source d’un grand bonheur et en même temps de la souffrance que l’on éprouve quand ce courant est interrompu. Mais c’est aussi une expérience inséparable d’un engagement sur la voie intérieure. Répétée ensuite à plusieurs reprises bien qu’avec moins de force, elle continue, bien des années plus tard, à servir de point de repère pour indiquer, à moi et à d’autres, la direction juste de connaissance et de travail. Tout ce que j’ai rencontré depuis s’oriente vers un pôle précis. Que Maître Eckhart soit alors entré dans ma vie n’a rien d’étonnant. Je ne me séparai plus de ses traités et de ses sermons. Leur contenu était une sorte d’écho multiplié du grand appel qui avait retenti en moi. Aujourd’hui encore, il suffit d’une phrase de Maître Eckart pour que je me sente de nouveau pénétré par un grand courant. Je percevais le même ton, bien que sur d’autres registres, chez Rilke, chez Nietzsche et surtout à la première lecture des écrits bouddhiques. La doctrine de la nature de Bouddha, toujours présente en chaque homme, me parut tout de suite évidente. Déjà à ce moment une question me préoccupait : Maître Eckart, Lao Tseu, Bouddha, la grande expérience qui les avait frappés n’était-elle pas fondamentalement la même ?"
Karlfried Graf Dürckheim, Pratique de l’expérience spirituelle, éd. Du Rocher.

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