Après la catastrophique exposition de Gabriel Orozco à Pompidou, je me suis empressé d’aller voir son exposition à la Tate Modern (jusqu’au 25 avril); c’est, en principe, la même exposition dans les quatre musées (le MoMA à New York et le Kunstmuseum de Bâle avant Pompidou), les mêmes oeuvres (à quelques exceptions près), le même catalogue (excellent), et pourtant c’est le jour et la nuit. Là où Pompidou a fait une exposition tordue, compliquée, hermétique, dénaturant le propos même de l’artiste (à l’insu de son plein gré) avec policiers mexicains, mise à distance des oeuvres, dissémination incongrue de pages d’un catalogue de Lartigue et absence de cartels, les curateurs de la Tate ont fait une exposition intelligente, claire, accessible. J’entends déjà les cris dénonçant la vulgarisation, la pédagogie guidée, l’absence de créativité des Anglais et la brillance intellectuelle teintée d’humour des conservateurs de ce côté-ci du Channel. N’ayez cure de cette arrogance intellectuelle, prenez l’Eurostar et allez voir.
C’est d’abord une présentation claire, aérée des oeuvres qui frappe ici : pas d’entassement incompréhensible, mais une progression, à la fois chronologique et thématique. Pour un artiste dont l’approche fondamentale est de réutiliser, de réinterpréter, de reconfigurer, cette emphase mise sur l’essentiel et non sur le spectacle est tout à fait pertinente. L’espace généreusement alloué à l’exposition permet de montrer ici des installations assez monumentales, à côté de la DS (qu’on peut venir adorer de près), de l’Elevator, des quatre bicyclettes et du crâne “Black Kites” (qu’on peut ici presque toucher). Autour du damier peint sur le crâne, marque d’ordre, de jeu, de chance, dont on peut voir les carrés devenir losanges ou lignes, se déformant au gré des formes crâniennes, sont affichées des notices nécrologiques dans cette salle dédiée à la mort : notices sans nom, ni dates, seulement le titre de la notice dans le New York Times, réduction en quelques mots de la vie d’un homme. Se côtoient ici de manière incongrue l’énigmatique (”Washerwoman who gave all she had to help others”), le dérisoire (”Actor once wed to Shirley Temple”) et l’ironique (”Eccentric Even for England”), dans la typographie d’origine, dont on suppute qu’elle reflète l’importance de l’article, et du personnage (”Obit Series”).
Dans la plus grande salle, les murs sont ornés d’une fresque de scooters jaunes (”Until you find another Schwalbe”) : ces duos (il y a même un trio) sont le résultat photographique des parcours d’Orozco sur son ‘Schwalbe’ dans les rues de Berlin à la recherche de scooters identiques, afin d’immortaliser cette rencontre, cet accouplement de montures jaunes. Tous, vus de profil, pointent vers la droite, certaines des photos ayant été inversées pour la cause, afin de respecter le rituel de la quête impossible. Cette quête de l’autre (l’autre conducteur de scooter, le passager de la DS, les compagnons de l’ascenseur) est joliment contée par Jorge Macchi.
L’exposition donne aux thèmes d’Orozco l’espace pour se développer au lieu de la présentation parisienne étriquée, physiquement et intellectuellement : c’est ainsi qu’une salle entière est dévolue à la problématique du cavalier, échiquier de 16 par 16 cases de quatre couleurs différentes, peuplé de 60 cavaliers dans ces mêmes couleurs, cauchemar perecien (”Horses Running Endlessly”), et ce même motif décliné dans les diagrammes circulaires colorés aux murs (”Samurai Tree Invariant”). Ses photographies d’objets simples et incongrus sont très poétiques; j’aime aussi son sens de l’éphémère (”Breath on Piano”).
Trois installations monumentales sont montrées ici, qui n’étaient pas à Pompidou : un billard français (à trois boules, sans poche), mais circulaire (”Carambole with Pendulum”) et où, de plus, la boule rouge est suspendu à un pendule quelques millimètres au dessus du tapis vert, d’où un jeu avec des irrégularités par rapport à la règle, des déplacements, des dérangements du réel. On peut évoquer le pendule de Foucault, ou la lampe de Galilée que j’avais vue quelques jours auparavant, mais c’est aussi une pièce ludique, où chacun peut prendre une queue de billard et tenter sa chance, expérimenter ce décalage, bien dans l’esprit des choses ordinaires selon Orozco. Cet esprit de découverte, cette ouverture sont particulièrement stimulants.
Le sol d’une des salles est couvert de morceaux de caoutchouc noirs, vestiges de pneus éclatés récoltés au bord des routes mexicaines : il y a là le souvenir de la route et de l’accident, la transformation de matériaux ordinaires, rebuts banals, en sculpture mémorielle; de petites coulures d’aluminium éclairent cette pièce sombre (”Chicotes”).
La dernière salle est habitée par des ’sculptures’ molles reposant sur des fils d’étendage, non point du gai linge napolitain, mais des nappes de ce résidu fait de fibres végétales et humaines qu’on retrouve dans les filtres des sèche-linge, peaux, poils et tissus. Cette suspension de fantômes (”Lint”), montrée pour la première fois à New York après le 11 septembre, est tout à fait morbide; de plus, pour la traverser et pouvoir sortir de l’exposition, si l’on est un peu grand et qu’on veut éviter le contact du haut du crâne avec ces rebuts, il faut se pencher un peu, se courber comme pour franchir la Porte de l’Humilité : excellente attitude face au travail d’Orozco que cette combinaison d’humilité et d’engagement. C’est sans doute ce qui a manqué à Paris…
Photos 1 & 5 (éditée) courtoisie de la Tate. Black Kites 1997 Philadelphia Museum of Art. Gift (by exchange) of Mr. and Mrs. James P. Magill, 1997 © Courtesy of the artist; Marian Goodman Gallery, New York; Galerie Chantal Crousel, Paris; and kurimanzutto, Mexico City/. Chicotes2010 © Courtesy of the artist and kurimanzutto, Mexico City. Image: Tate Photography