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j'allais dans des salles où on montrait des corps

Publié le 09 février 2011 par Lironjeremy
j'allais dans des salles où on montrait des corps

J’allais dans des salles où on montrait des corps. Dans des boites plus ou moins, dévoilant leurs anatomies les plus intimes, hommes et femmes ; non sans un certain malaise, voulant pourtant voir clair mais peu aguerri aux chirurgies et aux morgues, nauséeux malgré moi. Ouverts aux regards avides, dans des postures diverses, à différentes niveaux d’épluchage, en morceaux : je découvrais les cavités internes, la cohabitation étroite des différents organes, les canaux de suppléance (merveille de prévoyance), les arbres d’hiver comme des coraux que faisaient les réseaux sanguins quand on les distinguait du reste. Et d’autres choses. Les corps étaient réduits à ce qu’on en voulait faire. A ce que l’on voulait les voir exhiber. Il y avait quoi ? Dix … quinze personnes contraintes dans des postures impudiques ou ridicules, écorchées et fragmentées, découpées en tranches. Un véritable cours d’anatomie figé par les moyens de la science et montré au grand jour. D’ailleurs le public n’avait pas tardé à réagir : ce n’était pas des cires mais des hommes comme empaillés, plastifiés en fait, et l’éthique le disputait à la morale. Avaient-ils donné leur accord, était-ce des condamnés auxquels on volait leur dernière dignité, pouvait-on tout bonnement ? J’avais pour ma part buté à une phrase très simple : on s’appartient tant que l’on peut veiller sur soi. Non pas tant un principe qu’un constat. Au fond on enterre les morts pour des questions de pudeur, pour ne pas se montrer à travers eux dans notre vérité nue, dérisoire, égale. Pour ne pas se voir en vrai.

Depuis, j’ai pu vérifier de manière moins tragique comme on échappe à soi même, en partie du moins. Bien loin de moi l’idée de me voiler d’une burqa, mon visage est offert au regard de chacun, je sais jouer un jeu. Je l’accepte. Je suis rentré sur le nuage ou sur la toile assumant la part publique et sans toujours bien mesurer comme ce que je posais dans ma petite fenêtre rejoignait ainsi le grand monde et s’installait dans sa mémoire. J’ai pu lire entre guillemets des choses que je savais ne pas avoir dites. J’ai pu surprendre sur un forum des discutions embrasées dont j’étais parfois l’objet. Fallait-il que je dissipe les malentendus ? J’y ai découvert des articles, des retours sur des expositions. On a pu dire de moi dans une formule lapidaire que j’étais un peintre ceci ou cela, héritier d’un ou d’un autre, en faux avec cela. Valéry Grancher, web artiste, comme on dit, avait réalisé un autoportrait qui consistait en un programme semblable au moteur de recherche de Google qui dévoilait les centaines d’occurrences auxquelles répondait son nom. Notre identité passe aujourd’hui par le web. Il arrive qu’une recherche Internet vous renvoie votre histoire et dresse comme un miroir là où vous l’attendez le moins. Moi j’y ai lu comme à un polar, sentant sourdre les épaisseurs du temps dans ce livre collectif qu’est l’Internet. Longtemps que je considère le réseau comme la forme ultime de ce livre dont on rêve depuis longtemps la physionomie se déployant à travers chaque livre, rhizomatique, vivant. Je découvrais qu’il avait absorbé une part de mon histoire, ce livre, et que j’en devenais, sans tout à fait le maitriser, un des personnages.

Sur « le forum bleu », moi en personnage de fiction.

« peu touché par ses toiles, ni par son projet(…) alors, j'ai lu les liens, à commencer par celui de François Bon, dont pour le coup, j'apprécie la volonté de partir d'ici et maintenant pour voir ce que ça va donner. Puis j'ai lu les Petits Pas, à la suite de l'article de François. Je me suis dis : "quelqu'un qui cite au débotté Bonnefoy, Reverdy, Quignard, Jacottet, j'en passe et des meilleurs, à tout le moins, l'est cultivé". Me suis fadé du coup les 20 pages de son journal, son frigo, ses pates toutes collées, ses trajets à Bruxelles ou à Paris, ses coups de froid, de blues - très discrets - et forcément, me suis demandé qui était cette Julie, venue le retrouver dans pareil trou paumé. J'ai donc fouillé son blog, à sa recherche. Rien. Que dalle, si ce n'est cette photo de lui avec sa belle chemise blanche sortie du pantalon, en pleine préparation de l'expo de Toulon, qui donnait du relief au récit de sa retraite à Montluçon. C'est alors que tu as publié le dernier lien ! Quel imbécile ai-je fait de n'avoir commencé par googler son nom ! Je n'étais toujours pas touché par sa peinture, mais la volonté de maîtrise, l'apparence calme, posée et réfléchie de ce garçon de bonne famille qu'on sent néanmoins capable de s'absorber tout à fait - avec une passion que rien ne saurait entraver - dans l'observation avait fini par m'intéresser. Je me suis dit : regarde bien, y a sûrement quelque chose de tout cela qui va transparaître. Un peu à ta façon peut-être, toi qui dis que déambulant dans l'expo, il t'a fallu un temps d'acclimatation. Après son blog, j'ai donc fouillé son site dans tous ses recoins, et c'est là que m'est venue la révélation. Arrivé à la page des liens, j'ai cliqué sur quelques uns de ses amis artistes, celui de Roxanne grâce à qui..., et puis, je suis tombé en arrêt devant : celui de Julie ! Tout fébrile, j'ai atterri sur sa page ! Et quelle ne fut pas ma surprise : c'était la même que la sienne ! Je veux dire, le même parti pris de sobriété - aux arbres près - la même construction de page, la même navigation. Tout s'éclairait soudain. J'ai lu son CV, vu sa photo, l'ai trouvée un peu maigrichonne elle aussi mais quand même mimi, avec son air fragile, réservée, inquiète, aussi sensible que lui. Pas compliqué dès lors de comparer les âges (ils sont de 80 tous les deux) et les cursus. Et vlan, les voilà aux beaux arts de Toulon dans les mêmes années ! Partant, j'ai recoupé les adresses (que je subodore déjà un peu anciennes si j'en juge par la date à laquelle s'arrête le CV de Julie) : la même rue de Lyon que lui ! à quelques numéros près. (Je me disais bien aussi qu'elle en avait l'allure et les traits). Tout de même cette histoire de numéros différents me contrariait, mais j'ai lu ailleurs, de lui, qu'ils envisageaient d'acheter.:-) Même que ça l'inquiète, qu'il se sent écartelé entre son envie d'ascèse artistique, de solitude, de recueillement dans un face-à-soi créatif et celle de fonder une famille et d'avoir des bébés. Elle l'a laissé faire un temps, ses résidences d'artistes, la retraite de Montluçon tandis qu'elle terminait ses études à Versailles et qu'elle enquillait les stages. Mais ils ont passé le cap des trente ans : il va falloir faire un choix, c'est ta vie d'artiste ou moi. Alors, il s'est retrouvé prof d'art plastique dans un lycée aussi moche que ceux qu'il peint. Et en ce soir de février 2011, assis - ou plutôt affalé - au fond de sa classe désertée à grands bruits, il pleure un peu, doucement, avant de rentrer courageusement chez lui. »

photo : le lycée Dumont d'Urville, à Toulon.


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